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Tome 1 de mon premier roman publié en 1991

Chapitre 1

Le vent du large, quoique moins vif, fouettait toujours les pavillons français et américain. A. ne pouvait plus dormir. La plupart des passagers sommeillaient encore. Hommes, femmes et enfants, très nombreux, enroulés dans une couverture de voyage, appuyaient la tête sur les ballots les plus divers. La promiscuité de tous ces émigrants, aux corps privés, depuis deux semaines de tribulations, des soins les plus élémentaires, l’odeur du goudron et de la poussière de charbon, devenaient écœurantes.
A. secoua JB., enveloppé près de lui dans une pèlerine.
- Allons, paresseux, réveille-toi !
JB. grogna un peu et se retourna :
- Le capitaine nous a déjà fait appeler pour le boulot ? demanda-t-il.
- Non, mais il ne va pas tarder. Viens avec moi jusqu'à la rambarde respirer un peu d'air pur.
- J'arrive !
C'était la première traversée d'A. et de son frère. A. à 19 ans, faisait vraiment homme. Sa résistance avait été forgée par les années passées à la ferme. Ses bras robustes, sa corpulence harmonieuse, ses mains larges et puissantes révélaient déjà
son accoutumance aux durs travaux. JB.. n'avait que 17 ans, son doux visage portait encore le duvet de l'enfance. Tous deux, accoudés au garde-corps, contemplaient l'océan, à l'infini, sous les premières lueurs de l'aube. C'était en 1887. Quel rêve plein d'espérance soulevait ces deux jeunes gens qui entreprenaient seuls, presque sans le sou, un périple vers l'inconnu ?
JB. se sentait lourd, courbatu par une houle pénible et par le sentiment qu'il avait peut-être eu tort de quitter la maison de G. et la terre où il était né. Il en avait aimé le silence, le chant solitaire du coucou, les levers de soleil. Maintenant, quelque chose de profond avait changé en lui.

A. pensait à tous ces expatriés, autour de lui, qu'il ne connaissait pas et qui lui ressemblaient. L'entrepont prenait vie dans la grisaille du petit matin. Il y avait là des paysans, des ouvriers, de modestes commerçants, avec leurs épouses et leurs gosses, de nombreux célibataires aussi, entassés comme des marchandises dans cet endroit ignoble, sale, qui suscitait le dégoût. Ces voyageurs portaient de vieux chapeaux déteints, de pauvres habits noirs, râpés par le frottement, des chemises maculées, des cravates fanées, les femmes des tabliers reprisés, des coiffes fripées. Les mains des ménagères étaient usées et crevassées, celles des hommes, déformées par le labeur, semblaient ridicules dans le repos. Des groupes épars causaient près de leurs bagages ou accroupis sur des caisses; d'autres dormaient encore dans les coins, plusieurs mangeaient. Le pont était souillé par des coquilles de noix ou de châtaignes, des bouts de cigarettes, des pelures de pommes, des détritus de charcuterie et des papiers gras.
- C'est pas le travail qui va nous manquer aujourd'hui encore ! grommela A..
- Espérons que pour ce dernier jour de voyage personne ne vomira. J'en serais encore malade.
- C'est un peu ton tour pour les chiottes ! J'en ai marre de le faire à ta place.

Pour payer le voyage sur l'un des paquebots de la Transat, en direction de New York, les deux frères s'étaient engagés comme mousses. Ils accomplissaient, talonnés par les vexations et les humiliations traditionnellement réservées aux matelots, les besognes les plus repoussantes.
Dans le murmure général fusaient parfois des éclats de voix incompréhensibles, des rires. Les uns se trouvaient là, fascinés par l'idée de la liberté, d'autres, persuadés que la fortune les attendait sur le nouveau continent.
Le Boss tira brusquement les adolescents de leur rêverie :

- Allez, au boulot, les gars!
Il fallut obtempérer.


Soudain quelqu'un cria.
- Terre, Terre, répétèrent joyeusement quelques français. Puis ce furent des exclamations dans toutes les langues.
- JB nous sommes arrivés !
La nouvelle s'était propagée avec la rapidité de l'éclair. Les gens se poussaient sur le pont, se pressaient contre les garde-corps, se penchaient pour jeter un premier coup d'œil sur ce pays si impatiemment attendu. Certains haussaient leurs enfants sur leurs épaules ou à bout de bras. D'autres agenouillés, priaient et pleuraient. Des étrangers s'enlaçaient, s'embrassaient comme de vieilles connaissances. Dans le regard des personnes âgées brillait une lueur de joie. Tous exprimaient le bonheur de quitter le large et d'atteindre enfin le port.
Le navire s'avançait vers la statue de la Liberté que la France avait donnée aux États-Unis, un an auparavant. Muets d'émotion, les passagers contemplaient le spectacle d'abord estompé par le brouillard puis plus net, offert par la colossale dame de bronze. Elle se détachait maintenant, sur un ciel sombre et nuageux, et semblait se déplacer, de plus en plus grandiose, à la rencontre des misérables, tandis que le bateau entrait dans le goulet et se dirigeait, en réalité, vers son île, l'île de Bedloe. Conçue dans un petit village proche de Paris par Frédéric-Auguste Bartholdi, elle était déjà pour tous ces voyageurs désemparés le symbole de la liberté, la protectrice des exilés.
A. et JB. étaient séduits par l'originalité du site, par le mouvement de l'océan aux reflets verts. Quand ils avaient quitté leur village natal, ils n'avaient qu'une bien vague idée de ce qu'était l'Amérique. A une question de son père: " Sais-tu où elle se trouve ? ", A. avait répondu :" Le bateau m'y conduira ! ". Et elle apparaissait là, devant eux !. La confiance, la crainte se bousculaient dans leur cœur.
Tout les étonnait. Comment pouvait-on faire évoluer la masse énorme du paquebot à travers l'enchevêtrement des vapeurs à l'ancre qui se balançaient au rythme de la houle ? Leur navire frôlait des coques tout en se rapprochant des immeubles de briques et des grues près desquelles s'amoncelaient diverses marchandises. Des marins couraient en tous sens, hurlaient des ordres. Dans cette situation étourdissante et malgré la moiteur de cette fin d'été, sous un ciel nuageux aux colorations changeantes, à l'architecture cotonneuse mobile, la pluie se mit à tomber.

Il bruinait plutôt. A. frissonna. Il sentait comme une humidité fraîche tomber de partout, imprégner tout. Rapidement les planchers devinrent glissants, l'eau miroitait sur les rambardes et les pièces métalliques. Ils avaient tout de même bu, A. s'en souvenait comme on se souvient de détails sans importance. Ils avaient bu au goulot une dernière gorgée un peu aigrie d'une bouteille que la mère avait glissée dans leur sac.
L'équipage continuait à s'animer. Les matelots, silhouettes opaques dans le crachin épais et blanchâtre, traînaient des caisses. On stoppait les machines, on ouvrait les cales.
A. et JB observaient un petit voilier malmené, que la houle soulevait très haut et laissait retomber. Il exécutait à son tour de savantes manœuvres pour accoster. Ils le suivaient des yeux, hypnotisées, comme si cette frêle embarcation symbolisait le tracé de leur destin. Ouf ! Elle était arrivée à bon port ! Les deux frères se regardèrent. Puis il y eut une bousculade sur l'entrepont. Ils cherchèrent à se renseigner, mais parmi tous ces émigrants peu parlaient français ou même anglais. A. et JB ne comprenaient rien, ils eurent brusquement l'impression de ne pas être à leur place.
Talonnés, pressés, ils n'opposèrent aucune résistance, comme hébétés par les deux semaines en mer et surtout, sans doute, par l'inconnu qui commençait à frémir, là, tout près, comme une zone de silence traîtresse qui se referme sur sa proie.
A. songea avec un serrement de cœur à la cuisine des parents, où ils devaient à cette heure, être tous réunis.

Chapitre 2

Mariée très jeune par sa famille, à peine M. avait-elle eu le loisir de sourire à son double dans le miroir avant d'assumer les fardeaux quotidiens. Depuis, elle s'efforçait d'éduquer ses enfants selon les mêmes principes, de leur inculquer l'obéissance, l'honnêteté, le respect du labeur. Et, bien des fois, l'attitude d'A. la décevait : ce polisson, beau avec ça, malgré les quelques cicatrices laissées par la variole, ingouvernable et sans retenue, lui échappait. Elle craignait à son égard de confondre amour et faiblesse, et s'il lui arrivait parfois de céder aux caprices du fantasque garçon, elle se ressaisissait, imaginant sa silhouette évanescente suspendue au-dessus du gouffre, aspirée par le mal.
La mère pénétra dans la maison, chargée de chaudrons et d'ustensiles à laver, s'arrêta un moment pour respirer...Al. faisait ses premiers pas. Ce n'était pas un bambin difficile, heureusement. Il se promenait encore maladroitement dans la cuisine, avec sa robe ouverte dans le dos, le ventre nu. Pas question de lui mettre des culottes tant qu'il ne savait pas se maintenir propre ou se boutonner tout seul ! Il manipulait avec admiration des boîtes données par An., les remplissait de cailloux. Son long visage sévère et enfantin, absorbé par le jeu, promettait déjà une ressemblance avec le père.
J., assis sur la maie, jouait avec de petites pièces de bois taillées à la serpe dans une grosse bûche par PF, arrangées, façonnées et sculptées par l'habile couteau d'A.. très fier, J. tirait sur ces quilles improvisées au moyen de pommes de terre. Lui aussi se montrait naturellement calme, d'un commerce facile, si sérieux et réfléchi pour son âge.
Non, seuls les grands exigeaient beaucoup de peine et d'efforts, pas An., mais PF, A. et JB, malgré la réserve et la timidité de celui-ci.

Un matin, au fournil, alors que M. préparait le foyer pour la cuisson du pain, une lueur l'aveugla. Tout d'abord, elle ne sut pas s'il s'agissait de la flamme, d'un rai de soleil ou du mélange des deux phénomènes. Elle tenait pourtant à la main l'allumette, intacte. Le souffle coupé, repliée sur elle-même, étreinte par l'angoisse, elle pria avant d'ouvrir de nouveau les yeux. La clarté émanant d'un signe sensible sur le mur l'offensa encore atrocement. Elle crut voir se dessiner les contours flous progressivement plus nets, de l'image qu'elle se faisait de la vierge Marie. Était-ce une illumination intérieure, une réalité ? Ou bien ce que lui révélait son âme abondait dans le sens de sa volonté, projetait ses propres désirs pour lui dicter sa conduite... M., en effet, souhaita cette apparition avec une énergie désespérée, du lointain de son être refoulé, et elle la vit se préciser dans la lumière, vivre dans un sourire... Puis le prodige évanescent s'effaça.
Le petit tas de bûches, dans le four, attendait toujours l'étincelle...

Cet hiver-là, comme chaque année la veille de Noël, la mère partit mystérieusement à la foire de B.. Les enfants garderont longtemps, pure et merveilleuse, dans leur souvenir - car les saisons de la mémoire sont embellissantes - l'image de la M., sa cape de bure couverte de neige, la paille débordant de ses sabots. A son retour, elle avait d'abord enlevé son fichu noir et, sitôt la porte refermée, offert quelques secondes, près de l'âtre, ses mains à la chaleur réconfortante. Quand elle se retourna, son regard pétillait de malice. Elle sortit de son cabas, pour chacun, une orange, s'approcha des bambins enthousiasmés, les serra tendrement, sans parler.

Ce fut ce soir-là qu'An. choisit de se confier. La prière, la méditation et le foyer avaient éveillé en elle par leur flamme la profondeur ardente et secrète de son cœur.
- Père, Mère, il faut que je vous dise en cette nuit de Noël que j'ai choisi d'entrer au couvent.
M., le regard illuminé de bonheur, sourit. Son vœu le plus cher se réalisait. Elle avait simplement, discrètement guidé l'adolescente, tissant autour d'elle, diligente, patiente, les fils d'une trame invisible...
P. un instant sans voix, se tourna brusquement :
- Mais pourquoi, An.?
- C'est la seule vie que je désire, murmura-t-elle.
P. se leva, s'approcha de sa fille, prit son mince visage dans ses larges mains avec beaucoup d'affection.
- Tu es encore une enfant, tu ignores tout de l'existence. Tu ne peux pas te déterminer si vite.
- Si, Père, ma décision est ferme. La pauvreté, la misère guettent sans cesse les gens sur terre. Au lieu de construire un nouveau foyer destiné à combattre pour survivre, je préfère protéger et soutenir les malheureux.
- C'est cela, tu as peur de l'avenir.
- Non, pas vraiment, mais je refuse la fausseté du monde.
- Qui t'a enseigné tout cela?
- Dieu lui a sûrement parlé, hasarda M..
Pour une fois, P. lui répondit sèchement, car An. lui semblait désormais comme un insecte pris dans une toile d'araignée...
- Dis plutôt que c'est toi qui lui as mis cette idée en tête !
P. reprit après un instant de silence :
- Le labeur aussi est une prière... Écoute, An., c'est beau pour une fille de créer une famille et d'avoir des enfants.
- Tous les drôles misérables et affligés seront les miens.
Blottie au creux de la robuste épaule paternelle, An. osait s'affirmer. Elle sentit la solide poigne rugueuse et chaleureuse de son père emprisonnant la sienne.
- Tu as bien réfléchi ? Tu ne regretteras jamais ? Tu en es sûre ?
- Oui , père, dit An. en relevant la tête d'un air résolu.

P. se figea quelques secondes, pensif. Il observa une fois encore avec désarroi le regard franc et limpide d'An., et retourna s'asseoir.
L'aînée se séparait déjà de ses parents, que leur réservaient les autres?
Inquiète, An. attendait la réponse... P. dit enfin d'une voix différente, avec un accent résigné qui révélait que sa douloureuse pensée ne s'accordait pas avec les mots:
- Puisque c'est vraiment la vie que tu as choisie, nous acceptons.
An. au couvent? An. avec un déguisement comme les religieuses du bourg que les gamins taquinaient en criant :
- Une cornette ! Une cornette !
A. était scandalisé. Sa grande sœur toujours proche, au cœur accessible et compréhensif, pour laquelle il éprouvait une immense tendresse, ne pouvait pas les quitter ainsi. Il avait du mal à imaginer la séparation. Assis sur une des marches de l'escalier des chambres, son poste favori lorsque la tristesse le rongeait, son front contre les barreaux de la rampe, A. regardait la cuisine sombre, aux murs froids et gris, où s'affairaient encore An. et M.. Dans quelques jours, An. partirait et il semblait à A. que la pièce paraîtrait plus obscure, l'atmosphère terne et sans chaleur. La moitié de sa vie affective lui serait retranchée.

Le jour du départ d'An., P. attela le mulet et la famille s'entassa dans la charrette qui prit la route de V., très tôt , dès l'aurore. Chacun se taisait.
Après un long et pénible voyage, ils arrivèrent devant les hauts murs du couvent, frappèrent, un peu intimidés, et furent reçus par la Mère Supérieure. Le calme, le parloir, les grilles, le costume, témoins muets des nombreuses vies cachées, impressionnèrent A. qui crut entendre se refermer sur lui une eau profonde où sa pensée défaillit; décidément il ne s'y habituerait jamais ! Dans le silence qui semblait absorber les voix, étouffer les bruits, le garçon perçut enfin les paroles de la religieuse discutant depuis un moment avec les parents.
- Votre enfant sera très heureuse ici, la Congrégation est ouverte sur le monde extérieur. Nos sœurs mènent une existence laborieuse dans la prière, mais elles savent aussi se détendre. Le soir certaines jouent aux cartes, dialoguent comme vous au coin du feu, apprennent la musique ou lisent, selon leur goût. Vous verrez, An. sera comme notre propre fille.
L'adolescente alla revêtir la sage tenue des postulantes et le portail de la Maison du Seigneur se referma sur son sourire.
Bien vite elle devint novice, acceptant le voile blanc empesé. Puis les mois écoulés dans la méditation donnèrent à son visage une expression grave et la paix intérieure qui émanait d'elle l'enveloppa de sa sérénité. L'année même où le garde-champêtre devait annoncer avec son tambour l'élection du président Jules Grévy, An. prononça ses vœux avec 25 autres adolescentes. C'était le 2 Octobre 1879. Elle s'appela désormais Sœur R. et reçut en cadeau de sa tante Sœur Saint-P., une lingère Louis XV, vieil héritage de famille, gigantesque armoire à lourds battants de noyer, chargée de tous les souvenirs émotifs et fervents des ancêtres lointaines qui se succédèrent derrière les hauts murs de la Congrégation de V.. An. avait 17 ans... M., émue, porta un cierge à la Croix, sur le chemin du bourg.

- Il paraît que le train va passer par Cr.
- Comment le sais-tu? demanda P. à son fils.
- C'est le maître qui nous l'a dit. L'itinéraire prévu longe la route depuis B. jusqu'à S., G., M. ...
Par l'imagination A. abandonnait déjà le cours ordinaire des événements, il s'absentait, s'élançait vers une vie différente. L'énumération des villes était l'invitation, la poussée qui ébranlait sa réflexion intime. Chacun se tut. M. hésitait à changer de sujet de conversation. Elle osa murmurer :
- J'ai vu le curé, à l'église. Il m'a reparlé à propos de l'instruction de Ju.. Il assure que l'enfant est intelligent et que ce qu'il apprend à G. n'est pas suffisant pour lui. Il voudrait l'envoyer pensionnaire à Gr., chez les Frères.
- Et après nous en ferons un prêtre ! s'exclama P. excédé.

- Pourquoi pas ? riposta M.. An. est heureuse dans son couvent. Elle s'occupe des malades à domicile, comme elle le souhaitait. Dis-moi que deviendront tous nos garçons ? Il leur faudra bien une situation. Nous avons beau acheter des parcelles de terrain, il n'y en aura jamais assez pour chacun d'eux, soupira-t-elle.
- Moi qui n'ai pas mis les pieds dans une école, j'ai du mal à comprendre cela... Après tout si tu veux...
Seul comptait pour nourrir la vie du père le savoir que l'on peut acquérir au cours des ans, l'expérience. La mère, bien qu'elle ne s'en rendît nullement compte, assumait le poids de la misère commune, croyant pouvoir tisser, laborieuse, la trame du destin de ses petits. Mais déjà des mailles filaient, chacun de ses garnements venait à sa rencontre avec un visage différent, perdant d'année en année l'unité de son être qu'elle avait cru pouvoir figer à jamais.
Sérieux et appliqué, presque aussi doux qu'An., Jul. cependant obéit sans protester lorsque sa mère l'envoya, tout petit, à l'école de Gr.
- S'il fait des études, il sera foutu pour la terre comme pour n'importe quel autre boulot, avait maugréé une dernière fois P., mécontent.

Ju. cependant, était parti et ne revenait au C. que tous les trois mois. JB et A., devenus bergers, s'éloignaient pour la semaine. Et M., malgré sa force de caractère, trouvait que la ferme commençait à résonner du vide laissé par le départ des enfants...
Le chantier de la voie ferrée s'était enfin installé et les travaux commençaient. La mère avait vite compris que tous ces ouvriers, terrassiers, poseurs de traverses, porteurs de rails, chefs d'équipes, achèteraient pour manger ou pour boire. Aussi, vaillamment, presque chaque jour, allait-elle jusqu'à la voie, les bras chargés de victuailles. Cela les aidait bien à la ferme et lui permettait au retour de se procurer un peu de sucre, un savon. Sur le piètre bateau à voile où ils voguaient ensemble, elle était le vent qui souffle sans cesse, gonfle la voile et empêche d'errer à la dérive.
La construction de la ligne bouscula la passivité des deux bourgs qui se trouvèrent chaque soir envahis par une foule disparate d'ouvriers de diverses régions, hommes bruyants, grossiers, avides d'alcool, aux conversations louches, pleines de sous-entendus. Ces cavaliers des soirs de bal avaient perdu leurs visages d'enfants.
Au C., le chemin de fer devint la conversation favorite. A., qui venait d'avoir 15 ans, discutait maintenant comme un adulte, s'informait des rendements de le ferme et de l'évolution du chantier.
- Ils en sont à construire les tunnels. Il y en aura un aux P. qui mesurera 417 m et un à M. de 105 m.
- En tout cas, ce sera formidable, l'ouverture de la ligne. Quand je vois que vous vous crevez encore à faire le trajet jusqu'à B. à pied pour vendre seulement le contenu de la charrette que peut tirer le mulet... Père, j'aimerais devenir ouvrier sur la voie.
- Pourquoi ? Ta place comme berger à la Ci. ne te plaît plus ?

- Oh si ! Ce n'est pas pour ça. Je m'y sens même très bien...
Mais le dynamisme d' A. réclamait un chemin plus abrupt, débouchant sur un monde plus concret, mieux rémunéré. Il touchait 30 francs par an, seulement, et il revenait chaque semaine mécontent, découvrant qu'il gagnait peu malgré sa peine. Il se demandait parfois s'il ne pouvait pas commencer à apprendre un métier. Et puis il avait su que les chefs de chantiers cherchaient de nouveaux ouvriers. Habile de ses mains, débrouillard, il accroîtrait enfin son revenu, et selon ses capacités !
Ses rêves d'enfant devenaient différents. L'envie d'un couteau, image évanescente, disparaissait dans le passé, déjà il convoitait une montre, fumait en cachette de son père, se mettait de l'eau sucrée dans les cheveux pour qu'ils frisent, embrassait les jolies bergères effrontées ou Ja., la fille de l'aubergiste.
- Ah ! la coquine ! Comme elle minaudait, la taille resserrée dans ses jupes mi-longues, avec l'air gentil et insolent des gamines quand elles deviennent jeunes filles ! Chaque samedi, il la croisait en rentrant de La Ci., alors qu'elle allait faire des achats. Il la suivait jusqu'à la ferme où elle se rendait, car elle acceptait volontiers sa compagnie, et ce n'était pas la première fois qu'il concentrait sa nature dans le baiser qu'elle permettait.
A., plein de fougueux vouloirs, aimait la vie et tout ce qui faisait la joie des bons et des mauvais drôles du pays.
- Mais tu es trop jeune pour travailler à la ligne, répliqua le père, il faut avoir au moins 16 ans.
- Ils n'exigent aucun papier, je suis grand et fort, je peux tricher sur mon âge.
La double volonté de puissance et de richesse d'A. prenait source dans sa misère. Simple impulsion sans but ? Ou bien son destin était de s'élever ?
- Essaie toujours, j'espère que tu ne le regretteras pas !
Le père haussa les épaules, impuissant.

Chapitre 3

 

A. alla trouver le directeur-adjoint, M. C., qui promit de parler d'A. à ses supérieurs.
- Quelle sera ma besogne ?
- Cela dépendra de tes capacités. Viens suis-moi.
Du chantier émanait une agréable odeur de sciure et de sève. Les employés s'affairaient. Les bûcherons débitaient le bois à fournir aux équarrisseurs. Ceux-ci façonnaient les traverses. Des hommes les empilaient ensuite de manière à laisser circuler l'air. Puis s'activaient les poseurs.
- Ces gens-là, dit M. Combes, ce sont les véritables génies du train. Ils dominent et transforment le fer comme le bois, manipulent les outils les plus divers. Il faut être très spécialisé, capable d'agencer des aiguillages compliqués, de dresser des signaux... Les débutants comme toi, nous les employons soit à tailler les piquets, soit à transporter les moellons.
Ils venaient de pénétrer dans une des multiples baraques louées par les organisateurs. Trois grands garçons de 16 ou 17 ans s'occupaient : l'un fabriquait des jalons, l'autre les peignait, le troisième les attachait et les empaquetaient. Adolescent insatiable à force de désirs, A., déjà raidi face à l'attrait d'une vie stable et rangée, jeta un coup d'œil hautain vers le passe-temps de ses camarades.
- Et pour véhiculer les pierres ? s'enquit-il en se tournant vers M. C..
Il faut aller les chercher à la carrière de V.. La charrette pleine, les gars la conduisent au PdM.
- En venant, j'ai aperçu un cheval blanc.
- Oui, c'est un de ceux qui font le transport.
- Est-ce que je ne pourrai pas devenir bûcheron ou équarrisseur ?
- Ah ! Tu toucherais davantage ! Mais c'est un dur métier, et tu n'as que 16 ans. Il faudra voir avec M. Jo. le chef de chantier.
A. fut embauché sur le tronçon de la ligne B.S..
- Je me sens capable de travailler à la voie, avait-il dit à M Jo., qui présentait des traits durs et s'exprimait d'une voix sèche.
- Alors tu ne resteras pas sans boulot, répondit-il simplement en roulant une cigarette. Tâche de bien réfléchir, je ne transige pas sur l'ouvrage mal fini.
- Je ferai de mon mieux.
- C'est bon.
Il encaissait maintenant 3 francs par jour, un rêve ! Mais c'était trop de labeur, il s'exténuait.
- Ils me le font bien gagner mon argent ! se plaignait-il à la ferme, réalisant ses limites.
Son dynamisme orgueilleux, son besoin d'action heurtaient la première difficulté de son existence encore juvénile.
Il haussa les épaules et se braqua un peu plus farouchement lorsque son père rétorqua :
- Il ne fallait pas prétendre que tu avais un an de plus !
A. n'était d'ailleurs pas arrivé au bout de ses peines. Avec le gel, ses mains se raidirent, se gercèrent et se crevassèrent. Malgré cela, il devait découper les traverses, les charrier et les entasser. Sans compter que Jo. ou B. trouvaient perpétuellement le moyen de le rabrouer. Les copains qui trimaient avec lui l'encourageaient :
- Tu t'y habitueras. Les chefs de chantier sont toujours des salauds. C'est nous qui construisons la ligne; ils observent, critiquent, gueulent, mais c'est quand même eux qui encaissent le plus de pognon...
L'idée de comparer les grands et les petits, les riches et les pauvres n'était jamais venue à l'esprit d'A.
- C'est vrai que nous sommes cons, pensait-il.
Et peu à peu, la révolte se traça un chemin en lui. Le règne des patrons l' insurgea, le poussa à faire volte-face; une envie de se hisser à leur place germa dans son for intérieur. M. ne s'y trompait pas, elle devinait le désarroi de son fils quand il rentrait, le regard sombre, et allait s'asseoir sans un mot, au coin du feu ou sur son escalier, loin du misérable cercle de lumière diffusé par le calel. Il y recherchait abri, tiédeur et repos, comme dans la féconde tendresse du cœur chaleureux et énergique de la mère dont la présence l'apaisait doucement, délivrait ses rancunes, libérait ses confidences.
P. répondait, philosophiquement :
- Mon pauvre enfant, l'univers est plein de saligauds. Que feras-tu dans l'existence, toi qui t'emballes pour si peu ?. Il y a quelques mois, le train te paraissait formidable, mais je constate que tu ne veux plus t'y épuiser ! La ligne, en quelque sorte, tu préfères la laisser poser aux autres !
A. s'esclaffa de bon cœur devant la logique imperturbable du père.
- C'est un peu vrai ce que vous dites là, avoua-t-il, soudain inquiet.
- Au fond, tu as raison, ce n'est pas un boulot d'avenir. Le chantier terminé, il y en aura pas mal qui seront sans embauche, il te faudra trouver une place, avant que tous les jeunes du pays s'y précipitent. Qu'aimerais-tu faire ?
- Je pensais devenir tailleur.
- C'est un bon métier, mais il demande de la minutie et de la patience. Je ne sais pas s'il te conviendra. Finis l'année au Chemin de fer; après nous verrons.
L'épreuve enrichit A. qui prisa fort tout de même de pouvoir acheter sa montre et offrir peu après une horloge à la M., avec cette petite fortune amassée à la sueur déjà chargée d'amertume de son front. Dans la cuisine, la pendule comtoise vint s'aligner contre le mur blanchi à la chaux, à côté de la maie et du vaisselier, son tic-tac souligna parfois les longues bouderies harassées. A. l'écoutait alors soudain avec un certain plaisir, celui d'avoir pu concrétiser l'océan d'affection qu'il vouait à sa mère.
En dépit de tout, le chantier progressait vers S.. L'hiver s'en était allé. Les ouvriers l'oublièrent vite, maudissant peu après la chaleur.

Les foins n'avaient rien donné cette année-là, par suite de l'insuffisance des pluies de printemps. Les blés, saccagés par de violents orages, fournissaient tout juste la farine nécessaire au foyer. Les grappes de raisins, privées des riches rayons de soleil qui habituellement doraient leurs grains en automne, n'approvisionneraient pas la cave en bon vin...
Chacun, bientôt, rechaussa ses sabots et certains soirs, au fond du lit, la chaleur laissée par le moine chargé de bassiner les draps fut appréciée. Le père subissait l'interminable saison froide avec inquiétude. La crainte du lendemain non assuré, malgré la découverte par la truie de quelques truffes, alimentait ses colères.
Et maintenant l'A. qui venait de quitter sa place !
- Nom de Dieu ! Je vais l'occuper moi, en attendant qu'il ait un autre emploi. Pour commencer, je l'emmène demain à B. C'est jour de foire, il verra si le métier d'agriculteur est plus reposant que le travail sur la voie !
Sa conscience populaire végétant dans la médiocrité admettait difficilement la recherche active d'un mieux-être. Il ne voyait dans l'attitude de son fils que l'inconséquence absurde d'un adolescent paresseux.
Les marchés de B., chaque mois, jouaient dans la vie du C. un rôle considérable. Il fallait se lever avant l'aube, charger sur la charrette tous les produits à écouler, atteler le mulet, se frayer un chemin dans le noir enveloppant de la nuit et se guider avec une lanterne. Les pas de la bête soulevaient sur la route une traînée de poussière qui ne se distinguait pas encore, mais piquait les yeux et les narines. Des familles entières se dirigeaient vers la ville à pied. Elles ressemblaient, dans l'obscurité trouée par les falots, à des ombres immatérielles que seuls rendaient réelles les bruits de toutes sortes : cahots des roues de chars à bancs, meuglements de veaux tirés par le licol, grognements divers, cris, exclamations, jurons... L'odeur des animaux et des volailles mortes s'imposait.
A. garda de cette foire une image intérieure qui ne ressemblait en rien à celle du père. Elle évoqua pour lui l'activité, le tumulte étourdissant avec, à l'arrière-plan, les plaisirs défendus que proposaient les forains.
- Alors, interrogea P., c'est passionnant les marchés en plein air ?
- Ne vous fâchez pas, père. Je sais que vous travaillez dur, mais la ferme n'est pas pour moi.
Il cultivait déjà le sentiment de son rôle personnel dans la production ou la bonne marche de la propriété. La participation ne lui suffisait plus, il convoitait un bénéfice...
- Je voudrais essayer, comme je vous l'ai déjà dit le métier de tailleur.
- Toi qui es incapable de rester entre quatre murs sans avoir envie de casser quelque chose, je me demande ce que tu feras dans l'atelier !
La mère, en femme de bon sens, s'interposa :
- Laisse-lui sa chance. Demain j'irai avec lui voir à M. ou à Cr. s'il n'y aurait pas quelque artisan en confection qui chercherait ouvrier.
Elle maugréait intérieurement, car le père, trop exigeant sur les prix, avait ramené les porcelets. Elle regrettait de ne pas avoir été à B.. L'année précédente, elle avait dû éloigner son mari pour vendre les porcelets à prix réduit. Il fallait bien vivre !
A. jeta à sa mère un regard reconnaissant. L'admiration émue qu'il éprouvait pour elle grandissait depuis qu'elle acceptait même de rembourser les rares petites dettes que PF. et lui faisaient à l'auberge, en cachette du père. Elle lui offrait sa confiance, le cœur de l'adolescent encouragé se dilata d'espérance. Mais la tendresse maternelle blessée fit soupirer Ma.. Plus le temps passait, plus son fougueux garçon lui échappait avec son caractère indépendant, son penchant prononcé pour le refus des sentiers battus. Comme il s'éloignait désormais, le garçonnet parfois rétif et désobéissant, il est vrai, mais si câlin, qui l'accompagnait au village ou gardait les chèvres, pendant que P. s'activait aux champs avec l'aîné ! Était-il possible qu'il eût changé si vite ? Elle ne le reconnaissait ni au physique, ni dans la manifestation de ses idées païennes chargées de révolte ou avides d'aventures. Elle regarda ce fils aux cheveux blonds, aux yeux marron, au teint bronzé par l'air de la campagne, qui s'affirmait de jour en jour...
Il faut dire que depuis quelque temps, lorsqu'A. apercevait un gars se promenant avec une amie, la tenant intimement par la main, cela lui tournait l'esprit et, chose curieuse, au lieu de penser aux demoiselles qu'il avait déjà séduites avec une facilité dont il se montrait satisfait, il évoquait l'ancienne bergère de chez D., la Je.. Il vivait intensément les premières irruptions des sentiments amoureux et, à l'âge où la passion convoitait tout ce qui portait jupes et cotillons, un surprenant besoin d'idéal avait élu dans ses rêves celle pour laquelle, dès 7 ans, il grimpait aux arbres, à la recherche des cerises rougies précocement par le soleil, tout à la cime. Qui sait ? L'amour qu'il ne connaissait pas encore avait peut-être le goût des fruits ? Pourquoi Je. ? Sans doute gardait-elle à ses yeux la pureté de l'enfance, la sincérité d'An... Je. prêtait-elle attention aux jeunes drôles ? Une pointe de jalousie lui transperça la poitrine.
Il travailla avec son père jusqu'à la tombée de la nuit. Quand ils rentrèrent, la maison était éclairée. Ils utilisaient depuis peu une lampe à pétrole suspendue au manteau de la cheminée. La pièce paraissait plus claire, mais les poutres du plafond demeuraient sombres, presque noires. A. prit un pichet, alla le remplir d'eau à la citerne, puis monta aux chambres. Il retira sa chemise imprégnée de sueur, vida le contenu de son broc dans la large cuvette de faïence, sur la table de toilette recouverte d'une plaque de faux marbre, et se débarbouilla vigoureusement avant de remettre des vêtements propres. Puis, fourbu, désemparé, il s'allongea en attendant le repas.
Bientôt il entendit le pétillement du feu que sa mère ravivait, celui de la lanterne que le père prenait à la main avant de rejoindre ses bêtes, il flaira l'apéritive odeur de la soupe, du pain taillé dans la miche fraîche... Où donc son cœur et celui des siens puisaient-ils leur simple bonheur ? Dans les rares paroles et les sensations qui touchent aux fibres profondes de l'être...
Sa pensée dévia vers son avenir. Il ne savait pas au juste quelle idée le poussait à devenir tailleur. Il repassa dans sa mémoire et analysa les différents métiers qu'il pouvait observer dans le bourg; le maréchal et son ouvrier, l'un battant le fer, l'autre attisant la forge. Torses nus le plus souvent, devant le brasier ardent ils ressemblaient à des diables; le forgeron précipitait de toute sa force, à tour de bras, ses coups de massue sur l'enclume énorme. La fournaise d'enfer du gigantesque fourneau projetait sur les murs de grandes ombres inquiétantes. Lucifer, malgré sa vigueur n'attirait pas particulièrement l'adolescent. Il fallait une forte musculature pour accomplir ce labeur dur et harassant.
Il s'imagina au milieu des petits artisans du village : le scieur de long, le tisserand, le hongreur, le rétameur ou le ramoneur. Tous ces gens vivotaient plus ou moins, tandis que les couturiers, eux, habillaient les riches, et les cordonniers les chaussaient.
A. était-il fainéant, comme le prétendait son père ? Pas vraiment... Pour le moment, il se voyait surtout désorienté, embarrassé, écartelé entre son attachement pour les siens et l'appel intérieur, puissant, d'un renouveau. La terre du C., qu'il aimait tant, se passait bien de lui depuis près de dix ans. Il réalisait son inutilité, même quand on l'obligeait à participer aux travaux des champs. PF, déjà, tranchait, résolvait les menus problèmes, prenait les décisions avec P.. Qui aurait pensé à consulter le cadet ? L'argent rentrait, tant bien que mal, chacun croyait que tout allait pour le mieux. L'insatisfaction, le mécontentement pourtant envahissait A. La mère, parfois s'en rendait compte. Plus intuitive que P., elle comprenait toujours si bien... Un autre est né avant vous, songeait A., et il a la propriété. Le C., bien sûr, n'apportait pas la richesse, mais il restait le lieu où tous avaient pris racine, le gîte des rêveries primitives découvrant le monde, la marque première de la mémoire, ineffaçable, s'estompant sans jamais disparaître au fil des années. Après tout décréta A., pourquoi serais-je jaloux ? Les récoltes sont maigres et demandent beaucoup d'efforts. Les lopins recouverts de cailloux s'épuisent, agressés l'été par le soleil torride, l'hiver par le gel, toute l'année par le rendement excessif que leur réclame le noyau familial.
Sans cesse faudrait-il lutter contre l'indigence ? A. évoqua la misère de certaines périodes, son maigre pécule de berger, le maître avare des MR, les brimades des chefs de chantiers quand il travaillait sur la voie, la besogne exigée par le père de l'aube à la nuit... Il crut comprendre sa révolte. Il n'était rien parce qu'il restait soumis. Il sentait en lui quelque chose d'incontrôlable, sans limites, qui l'incitait non pas au mal, mais à s'affirmer. Il songeait à incarner " quelqu'un de bien " , comme on dit dans le pays, à se dépasser
lui-même. Du bas de son échelle sociale, l'enfant-homme laissait errer sa pensée vers des sentiments de domination, des visions d'excellence, d'éclat transcendant, de fortune.

Au dernier recensement, 1897 habitants furent comptabilisés à G.. La population avait augmenté à cause de la construction de la voie qui se poursuivait doucement, mais inexorablement. Les chantiers nécessitaient une main-d'œuvre abondante. De plus, il fallait, depuis que les tunnels se creusaient, enlever les déblais et entasser manuellement sur des fardiers. Les travaux prenaient aussi du retard à cause de la lenteur des livraisons de matériel.
An. semblait avoir atteint la certitude intérieure sans avoir épuisé sa jeunesse en luttes morales et spirituelles.
Ju. continuait ses études et les appréciait. Pourtant son caractère affable se transformait et se révélait moins soumis. Dès qu'il restait au C., il éliminait de son vocabulaire les mots choisis et recherchés de la communauté des Frères et adoptait le parler un peu grossier de ses aînés. Son comportement prouvait qu'il connaissait parfaitement les bonnes manières, mais il se donnait bien de la peine pour se rebeller contre elles et acquérir son indépendance ! P. riait en s'adressant à sa femme :
- Tu auras beau persévérer, tu ne réussiras pas avec lui ! Tu n'en feras pas un curé ! Quand il vient au C., il ne veut même plus aller à la messe. Il trouve qu'il y assiste bien assez à l'école de Gr..
- Cela n'a pas d'importance, il peut encore changer et ce n'est pas peine perdue, car il pourra être fonctionnaire ou employé. Tu t'inquiétais de la même façon pour A.. Mais tu vois, il a enfin la place de tailleur qu'il désirait. Il va apprendre le même métier que J.B..
En effet, malgré les avertissements inquiets du père, M. avait trouvé un emploi chez Mo., à C.. Malheureusement, très vite, A. regretta d'avoir choisi cet apprentissage trop minutieux qui ne convenait pas à sa nature expansive. Le patron se plaignait...
- Cela ne durera pas longtemps, rétorqua P.. Ce gosse est instable. Tu vas bientôt le voir revenir réclamer un autre boulot. Je me demande ce que nous en ferons !
- Tu pestes toujours contre lui parce que sa personnalité ne ressemble pas à la tienne.
- Peut-être... Mais moi j'ai toujours appris à bosser honnêtement et d'arrache-pied. Le modeste bien-être acquis, nous le devons au labeur, et non à des rêveries et à des discussions oiseuses. Tu le défends sans cesse comme si c'était ton préféré. Je crois, moi, que nous devrions surtout exiger davantage de lui.
M. haussa les épaules. Elle savait déjà combien la main de P. s'abattait avec dextérité. Il décelait l'éveil des sens chez chacun, la paresse, avec la cruelle perspicacité propre aux caractères un peu rustres. La mère comme le père imposaient à la famille un climat moral, différent, mais intègre. P., par sa méthode violente, visait à inculquer à ses gamins un courage viril et soumis, enchaîné au cycle des saisons qui continuaient à se succéder depuis des années autour de la maison.

Chapitre 4

Dès juin, les dernières gouttes d'humidité imprégnées dans le sol s'évaporaient. L'herbe se desséchait, les fleurs plus tardives se recroquevillaient, étouffant les ultimes senteurs qui embaumaient les soirs de printemps, tout grillait rapidement. Le village, là-bas, sorte d'horizon, vague et mystérieux, tremblait sous les vapeurs, écrasé par une atmosphère torride. Juillet battit son plein, les blés mûrirent rapidement.
A., énervé de chaleur, éprouvait une soif insatiable. Depuis qu'il avait quitté Mo. de Cr., P. l'occupait à sarcler les semis du jardin, à suivre pas à pas son frère pour lier les gerbes du blé étendu, couché par la faucille.
- C'est tout à fait correct, appréciait le père, pourtant avare de compliments. Dans les fermes où tu iras moissonner, on sera content de toi.
A. œuvrait avec des gestes presque aussi experts que ceux de PF. et ligaturait les tiges des énormes javelles. Derrière eux, la Ma. et Al. glanaient un à un les épis échappés aux moissonneurs.
- Finalement, tu as l'air plus habile dans le travail de la terre que dans toute autre besogne, conclut P.. Il te faudrait chercher une place de métayer.
- Jamais je n'abandonnerai à un propriétaire la moitié de mon labeur !
- Pour quelle raison ?
A. ne savait pas au juste, mais quand les pièces glissaient dans sa poche, même infimes, se dressaient en lui une vigueur fantastique sur laquelle il prenait appui, un besoin vital dont il ne pouvait se séparer, et il marchait plus fier qu'auparavant.
- Quand tu auras quelques économies, reprit le père, tu pourras acheter du bien et avec la part que te doit PF., tu auras ton domaine.
- Je ne veux pas être le serviteur des autres, cela peut durer indéfiniment. Je préfère essayer un métier différent. Je connais du monde à Cr. maintenant, je trouverai un emploi. Et puis je voudrais m'enrichir.
Il restait persuadé qu'il saurait faire fortune, s'habiller avec chic, regarder de haut, mais avec tact et discrétion, comme les messieurs des villes. Son plaisir serait intense, son quotidien un art d'exister, de choisir, d'apprécier, d'offrir. Les cités bruyantes et bourdonnantes le tentaient désormais, comme l'attrait de la vraie vie. Il brûlait de s'y perdre, d'y succomber avec ivresse, mais l'horizon de ses désirs paraissait provisoirement bouché, à moins qu'il n'appartînt à l'utopie, comme le pensait P..
- Beau programme, ironisa celui-ci. Comment t'y prendras-tu ?
- Je suis vaillant, plus que vous ne le pensez ! Bien sûr, je trimerai, mais pas pour des sommes dérisoires !
Un instant l'image d'An. dans sa congrégation aux murs nus l'effleura. Il se demanda, un peu honteux, si chacun vivait pour soi ou si la pauvreté volontaire de sa sœur devait servir à équilibrer la balance de ses souhaits. Pourtant il insista :
- S'il le faut, j'irai à B. ou à L..
L. lui semblait alors au bout du monde. Le malaise entre le père et le fils se transformait peu à peu en dispute, P. sentait une sourde colère gronder en lui, l'envahir.
- Partir ! Tu n'es pas bien à G. ? Et où logeras-tu ?

- Père, ne grondez pas, j'essaierai de me débrouiller. Pour le moment je vais me contenter de Cr.. D'ailleurs ce n'est pas la région que je n'aime pas, c'est la misère.
P. eut un rictus amer.
- Elle te poursuivra partout !
A. ne trouva rien à répondre dans l'immédiat.

Ce dimanche-là, le jeune homme avait envisagé de revoir l'oncle de P.. Une idée le perturbait : qu'était devenue Je, la petite bergère de chez D., depuis tant d'années ?
A. poussa la porte et pénétra dans la grande pièce du bas. Le chien, allongé dans la cheminée, la truffe dans la cendre tiède, tourna nonchalamment la tête vers lui et, le reconnaissant, bien affable, remua doucement la queue. Assis dans le cantou, l'oncle F. pelait soigneusement ses châtaignes, enlevait en se brûlant un peu les doigts, une à une, les écorces lisses d'un brun vernissé, poussiéreux, dont le pelucheux intérieur s'imprégnait de la couleur grisâtre du foyer.

- Tiens, te voilà ! dit-il joyeux.
Il embrassa A., puis se pencha vers le feu, écarta la braise du bout de son tisonnier et tendit quelques fruits charnus et farineux à l'adolescent.

- Merci beaucoup, répondit celui-ci.
- Alors c'est la Je qui t'intéresse ? demanda l'oncle, taquin. Tu as raison... C'est une belle drôle, sérieuse et gentille. Tu la rencontreras au lavoir de Ma....
A. n'hésita pas à revoir la jolie bergère. Il la surprit en effet au bassin, là, à quelques pas de lui, grande, bien faite, les manches retroussées faisant voir ses bras dont la forme et la couleur mate laissaient deviner le charme encore juvénile de son corps. Il l'observait et il n'aurait su dire pourquoi elle le fascinait dans ce cadre propre à P. qui reprenait pour lui un peu de l'intérêt délicieux qu'il lui accordait autrefois, éclairé par le souvenir et la présence de Je. confondus dans le même espace-temps. Quand elle se redressa, il vint vers elle, aimable et enjoué. Il reconnaissait son visage, le regard franc et bon qu'il avait tout de suite apprécié. Je. lui rendit son sourire et s'arrêta de brosser et blanchir pour l'admirer à son tour. L'allure désinvolte, sa chemise immaculée des dimanches largement ouverte sur sa poitrine, il apparaissait si beau et si sûr de lui, dans sa démarche et dans son port altier, presque majestueux ! Lorsqu'il s'approcha encore, elle lui tendit une main usée par les lessives, mais il ne la vit pas. Il la pressa chaleureusement en signe d'affection et la garda dans les siennes. Superbes, tous les deux sentaient le sang de la jeunesse circuler, envahir, inonder leur cœur. Sans doute A. ressentait-il en ce moment l'apaisement agréable de ses doutes, de ses douleurs.
Oh ! Un gars de la ville ne l'eût peut-être pas trouvée très fine, mais son teint frais, ses charmants cheveux bruns dont quelques mèches rebelles et ondulées sortaient du bonnet restaient des plus avenants. Ses seins fermes pointaient malgré la rudesse de l'étoffe qui enserrait ce buste plein de promesses.
- Tu es devenue adorable, lui avoua-t-il enfin.
- C'est une taquinerie ? demanda-t-elle, rougissante.
- Pas du tout ! Tu l'étais déjà petite fille.
Je. s'épanouit, puis soudain baissa la tête pour s'essuyer à son tablier, un peu mélancolique, malgré le compliment, n'y croyant pas.
- Tu vois, dit-elle simplement, je lave.
En réalité, elle venait souvent en ce lieu pour y oublier la tiédeur écœurante de sa misérable demeure où elle retournait tout de même, chaque soir, avec résignation, semblable à la bête harassée et avec pour seul plaisir celui d'y retrouver sa mère. La malheureuse veuve, sur la triste galère où son unique enfant et elle ramaient ensemble, était la silhouette sculptée dans l'étrave qui fend les flots, l'énergie, l'affection. La figure de Je. s'éclaira de nouveau. A 8 ans, elle souriait ainsi, songea A.. Il réussit à accrocher son regard. Leurs pupilles dilatées se fixèrent quelques secondes. La gorge contractée, A. la prit aux épaules et lui murmura :
- Je désirerais te rencontrer plus souvent, Je..
- Moi aussi, répondit-elle dans un souffle.
Il resserra son étreinte et l'attira un moment contre lui, heureux.
- Je reviendrai dimanche prochain, promit-il.
Il remarqua que les lèvres de la lavandière tremblaient. D'un coup d'œil, A. caressa le corps souple, c'est alors qu'il s'arrêta sur les gerçures. Hypnotisé, il les observa, boursouflées, rougies, béantes. Une sorte de terreur passa dans son esprit rebelle aux marques de la pauvreté. Il rejoignit son moi révolté face à l'indigence du village et de ses habitants. Par les crevasses entrouvertes, son amour tout entier avait glissé comme une eau. Il lui semblait qu' engagé sur une pente enneigée, il perdait conscience dans la vertigineuse descente qui dissipait d'un seul coup le moindre sentiment de pitié. Il se tourna vers le paysage familier avec le vague souhait d'y chercher un appui.
Puis il revit les beaux yeux, discrètement affligés. A. fit un effort sur lui-même et s'éloigna pour échapper à la tentation de ces iris veloutés, marchant à pas lents sur le chemin caillouteux où la vase croupie de l'écume du savon s'étalait et laissait parfois des flaques bouillonnantes. La journée s'annonçait pourtant splendide, une bouffée de chagrin envahit sa sensibilité versatile.

La semaine suivante, A. ne se présenta pas à P.. Une quinzaine de femmes travaillaient autour de la fontaine publique lorsque Je. vint tremper son linge sur la surface encore miroitante, limpide et fraîche, du grand réservoir de pierre. De toute évidence, la bergère, parée, attendait l'appréciation d'A.. Plusieurs heures après, les larmes ruisselaient sur son visage. Je. considéra ses mains meurtries et son image déformée par le miroir souillé. Elle savait déjà qu'elle ne reverrait jamais le jeune homme.
La période des champignons passa, emportant avec elle l'odeur de la bruyère en fleurs, des cèpes dénichés sous les feuilles, des matins humides de rosée.

La joie de la poursuite du gibier suivit. Les chasseurs étaient peu nombreux, car le permis coûtait cher. Mais chaque foyer possédait son fusil à piston pour tirer occasionnellement dans les taillis, derrière la ferme ou dans son bois, le lièvre au gîte. Quand P. ne décrochait pas l'arme pendue à l'entrée, A. partait avec JB., PF., ou seul, pour de longues promenades, avec Rita la chienne, à travers les arbres flamboyants, couvrant peu à peu le sol d'un tapis mordoré. Le temps restait exceptionnellement chaud pour la saison d'automne, même si la nuit tombait de bonne heure. Des lapins s'engouffraient dans les taillis et parfois un oiseau effrayé s'envolait.

Malgré ses efforts pour ne plus songer à Je., A. évoquait le magnifique regard tendre et pensif, les mèches folles qui s'évadaient de la coiffe et le corps souple, dont le souvenir faisait passer dans le sien des sensations jusqu'alors inconnues. Longtemps il dissimula au plus profond de lui-même la candide passion qu'il refoulait comme la misère. Riche, il n'aurait pas hésité à fréquenter Je. pour guérir ses gerçures. Mais que pouvait-il lui offrir ? Les autres amours fugitives que lui inspiraient sa santé, sa jeunesse, sa fougue n'avaient rien d'une ardeur continue, indivisible. Le vide de son cœur adolescent encore instable cherchait à se combler par une infinité d'attirances successives, éphémères. Il se tournait vers des objets différents : la Gi. qui se rendait à l'école des Sœurs, la Cl. aussi qu'il revoyait chaque dimanche, la Ja., pimpante et gracieuse dans ses jupes de lainage, ses vestes de drap et ses souliers à larges lacets. Mais le mot amour ne prenait dans ces cas-là d'autre signification que l'exaltation physique, l'orgueil de maîtriser une proie et peut-être, au-delà, une curiosité naturelle, profonde, douloureuse et sans limites qui combattait son frein moral. Il allait de plus en plus souvent au bal de l'auberge où il faisait quelques petites dettes pour pouvoir danser avec elles, les étreindre... G. possédait bien de nombreuses granges et des meules où il aurait pu épancher son indiscrétion, pousser un peu plus loin son approche du corps féminin. Il n'osait pas encore, mais tout son être le portait vers les belles demoiselles appétissantes, enveloppées dans une toilette savamment composée. Déjà ses désirs comme ses regrets, il ne cherchait pas à les analyser, mais à les satisfaire ou à les détourner.
A. venait de s'asseoir à la lisière d'un de ces bois de chênes qui couvrent les versants du Causse. Rita, allongée sur la mousse grise à quelques pas, fixait le garçon avec attention. Elle semblait impatiente de repartir à l'affût des animaux qui foisonnaient alentour. Le jeune homme avait appuyé le vieux fusil du C. contre un tronc et, le menton posé dans ses mains, il s'abandonnait à une étrange méditation.
Son esprit errait par-dessus le terrain couvert d'arbustes et de genévriers qui s'abaissait en pente douce vers le bourg, laissant voir les champs, les jardins, les maisons et le clocher d'ardoises de l'ancienne église. Le soleil brillait et jouait parmi le feuillage d'un jaune doré. Une paix profonde régnait, troublée seulement par les coups de marteau du forgeron sur l'enclume. A., une fois de plus, se sentit partagé entre l'attachement immense qu'il vouait à ce panorama et la volonté de découvrir autre chose qui lui permettrait de sortir du rang, de transformer son paysage mental, lequel modelait jusqu'à ses sentiments, figeait toute évolution. En effet, il restait convaincu que ses souffrances, ses pensées, comme ses oppositions, portaient toutes la marque indélébile de ses origines. Le visage de Je., qu'il croyait imprimé dans sa mémoire depuis l'enfance, en réalité se composait, s'enrichissait, se nourrissait de l'idéal féminin transmis par sa mère et sa sœur. Du reste, désormais, se superposait peu à peu à l'ancienne image le dernier tableau où Je. apparaissait tantôt sur un fond champêtre au bord de la fontaine, tantôt prisonnière de la laideur où la maintenait parfois la révolte d'A.
Rita toucha de sa truffe humide ses genoux. A. la caressa et, ramené à la réalité, se remit en route. Déjà la chienne battait les fourrés.
Quand il rentra, la nuit tombait. Dans la cuisine le couvert était mis. A. déposa sur la table un lièvre. Le père passa la main sur sa nuque en signe de reconnaissance, mais cette tendresse sembla irriter A.. Avec une impression de mauvaise humeur, il enjamba le banc et prit place à côté de P..
- Père, je voudrais vous dire que dès demain je partirai pour L. ou même plus loin. C'est dans les grandes villes qu'il me faut chercher de l'embauche.

L'instabilité, la fougue et la fantaisie d'A. inquiétaient de plus en plus le père. Une maladie fiévreuse s'emparait de son fils, une nostalgie d'un pays qu'il ignorait, où tout devait être beau, riche, tranquille, une attirance vers une contrée qui ressemblât à ses caprices intérieurs, à son élan fou vers la liberté.
Cesse de raconter des bêtises. Que feras-tu de plus à L. ?
- Je connais une profession maintenant. J'y trouverai enfin l'emploi qui me convient et c'est une grosse agglomération : je serai payé davantage.

A. avait, en effet, découvert le secret des cordonniers, à C.. Malgré un long apprentissage, depuis quelques semaines il maniait correctement, et même avec souplesse, les outils. Son patron, M. G., petit à petit, lui laissait exécuter des travaux plus difficiles. A. se montrait habile. Au C., où chacun n'avait jamais porté que des sabots, tous admiraient les souliers aux semelles garnies de fers, aux montants soigneusement cousus, qu'A. ramenait de temps en temps. L'ouvrage ne manquait pas dans ce domaine, des ressemelages aux chaussures neuves ! Mais hélas ! quel travail de gagne-petit encore ! Son maître se consacrait le plus souvent à des socques vils et grossiers, faisant voler autour de lui les copeaux, du matin jusqu'au soir. A., lui, voulait seulement dominer le cuir et se persuadait que cette activité manuelle serait plus noble, mieux considérée. C'est ce qu'il avait toujours le plus ardemment désiré chaque fois qu'il devait traîner ses galoches. Le fils du maire et aussi celui du notaire, à l'école, marchaient sans bruit sur les grandes dalles inégales, alors que les paysans occasionnaient un tapage assourdissant avec leurs socques de bois.
M. entrait, portant un volumineux bidon de lait dont le ventre argenté pétilla par endroits sous la lumière diffuse. Elle secoua sa robe pour entraîner la chute de quelques brins de foin et appela PF. et Al. qui se chamaillaient à l'étage.
-
A table, les enfants ! Ne tardez pas !
Elle plongea la louche dans la soupière fumante et remplit les assiettes d'un velouté onctueux de légumes écrasés. Perdu dans son rêve, A. avala son potage. Il ne prononça pas une parole. Les deux autres garçons, joues gonflées, soufflaient sur le bouillon pour le refroidir. M. prit peu à peu conscience du silence sournois qui s'élargissait autour d'eux. Elle regarda P. transformé en statue. L'air contrarié, il détourna la tête et se servit de choux au lard, se coupa un morceau de pain, replia son couteau et mangea en songeant à ce fils qu'une sève neuve irriguait et qui symbolisait la négation de toutes ses idées reçues. Puis il s'essuya la bouche d'un revers de main. Après avoir peu à peu retrouvé son calme et mûri sa réponse, il s'adressa à A. :
- A L., il te faudra payer une pension et, tout compte fait, tu ne gagneras pas plus.

Chapitre 5

A. déchiffra sur la porte, à demi-effacé, le mot " cordonnier ". Il fallait descendre trois marches inégales, décorées d'une mousse grise, pour entrer dans une vaste pièce où le soleil n'avait sans doute jamais pénétré. Comment des souliers qui étendaient le monde des convoitises enfantines, les sensations d'orgueil, de légèreté, d'espace, pouvaient-ils se fabriquer dans un endroit triste et sombre ? Ils méritaient le privilège d'un lieu éclairé par le soleil et la joie : véritable sanctuaire du culte de la beauté. Au fond de l'atelier un personnage joufflu à l'aspect tranquille, au teint rose et, heureusement, l'air bon vivant, semblait absorbé. Il devait avoir la cinquantaine. A côté de lui, dans un énorme bac, des peaux trempaient dans du tanin, sorte de substance jaune extraite de l'écorce de chêne ou de châtaignier qui permettait de les rendre imputrescible. A ces innombrables odeurs animales mêlées, métamorphosées par les exhalaisons de la colle et de la poix, s'ajoutaient la présence discrète et les gestes rituels de l'officiant qui tirait avec une gigantesque aiguille sur le ligneul pour assembler les morceaux d'une future chaussure. Il restituait la poésie latente de son ouvrage que l'adolescent vénérait.
- Entre, jeune homme, approche. C'est toi qui demandes un emploi ?

- Oui, Monsieur. Ne sachant à qui m'adresser, j'ai interrogé un gendarme.
- Tu as bien fait, M. Go. est un ami et, de plus, j'ai besoin d'un ouvrier. Tu es du métier ?
- Oui, je travaillais à Cr. jusqu'à présent et je pense que je me débrouille assez bien.
- Fais voir ce que tu sais faire.
A. enfila le tablier que lui tendait l'homme. Il alla battre une plaque de cuir avant de la remettre dans le tanin, puis aiguisa un tranchet à la meule. La lame grinça, se plaignit un moment sur la pierre. A. découpa ensuite habilement une semelle et commença à enfoncer les pointes.

- Pas mal du tout, apprécia le maître-savetier. Demain je t'apprendrai la fabrication des talons Louis XV. Chacun d'eux te sera payé trois francs.
L., c'était aussi l'animation, la liberté, l'impression de mener une existence adulte. L'image de Je. s'estompait dans son esprit. La séduisante Ja., tellement effrontée, fut vite remplacée. La permanence et la durée des sentiments de la douleur s'effritaient en lui, comme liées aux paysages délaissés, se noyaient hors de toute atteinte dans l'inconscient profond et sombre, lieu secret où le passé a ses racines, tandis qu'affleurait une vie nouvelle étouffant, refoulant la précédente. Il vivait séparé des siens et de cette fraction de lui-même qui peut-être se révèlerait plus tard, nostalgique ou dérisoire, à l'heure des retours en arrière, des regrets, de la souffrance ou de la mort.
Il amena Ar. dans une modeste gargote que décoraient des rideaux à petits carreaux rouges . Il s'excusa de la pauvreté des mets.
- Taisez-vous, A., j'apprécie la simplicité, comme à la maison.
Que connaissait-il d'Ar., si ce n'est le prénom? Mais bien vite ils sortirent ensemble. Il la tint par la taille et elle l'accepta. Un soir il la conduisit à son auberge, elle ne posa aucune question. A., étonné de sa propre attitude, cédait à l'impulsion de la jeunesse qui bouillait dans son corps. Et alors plus rien ne compta, pas même les remontrances du père ou l'image de la sœur dans son costume strict, rare exemple de renoncement et d'abnégation.
Il se retrouva pour la première fois dans le lit à côté d'une femme et découvrit les plaisirs dont il rêvait depuis des mois. Ar. entoura de ses bras le cou du garçon et caressa d'une main affectueuse sa chevelure ondulée. Il la serra davantage, l'enveloppa de son ardeur et chercha sa bouche. Leurs lèvres s'unirent d'abord doucement, craintivement. Elle baissa les paupières. A. aurait aimé que le temps s'arrêtât là, suspendît son élan, pour goûter dans toute sa plénitude cet instant de bonheur.
La fantaisie incontrôlable d'A. prit bien vite une apparence libertine dénuée de scrupules, voire paillarde.
Il se laissa entraîner dans les sentiers féminins, dans le filet des chasseresses, jusqu'au jour où il fit la connaissance de Jul..
Ah ! Jul., comme elle lui paraissait jolie, tellement belle aussi, bien supérieure à Je. ou même à la demoiselle qu'il apercevait souvent par le trou de la serrure, dans le jardin des religieuses, d'une beauté fascinante et superbe. Les bergères s'habillaient pauvrement, se chaussaient de sabots. Elle, très brune, grande, sorte d'idole éblouissante qui tenait la volonté de l'adolescent suspendue à son magnifique regard fuligineux, portait des jupes finement ourlées de dentelles, des bas blancs et de gracieux chemisiers.
Elle venait danser parfois à l'auberge où A. passait ses nuits. Quand il l'invitait, elle levait sur lui le velouté tendre et moqueur de ses admirables yeux noirs. Ses cheveux sombres, soigneusement tirés en arrière, dégageaient l'ovale régulier de son visage aux lignes pures. Dans ces moments, en l'observant, il lui prenait des envies sauvages de se jeter sur elle, de l'emprisonner sur sa large poitrine. Elle le devinait un peu, car ses iris se faisaient plus brillants, son expression plus ironique, plus méprisante à l'égard du jeune homme.

Parfois, ennuyée par la tournure de leur conversation, elle haussait les épaules.
- Tu es beau garçon, sympathique, répliqua-t-elle, mais cela ne peut aller plus loin.
- Pourquoi ? s'étonna-t-il ingénument.
- Je suis d'une famille aisée, avec toi je serais condamnée aux soins intérieurs, à l'entretien d'une maison et aux lessives.
A. savait déjà que la pauvreté impitoyable détruisait inexorablement la passion. La blessure qu'il avait infligée à la modeste Je., comme il l'expérimentait cruellement ! Un peu honteux de sa vanité, il inspecta ses vêtements et brusquement il réalisa : il se vit lourd, commun, mal habillé et souffrit horriblement. Lorsqu'il comprit ce qui se passait en Jul., une sorte de révolte monta en lui. A ce sentiment sauvage se mêlèrent la fierté, le courage et le besoin de liberté qui composaient déjà les assises de son univers mental. Certain que dans l'avenir il oublierait Jul., qu'elle-même peut-être le regretterait à son tour, il imagina avec plaisir les tentatives vaines qu'elle ferait pour le revoir tandis que, puissant, riche, condescendant, il continuerait à désirer, à attendre une femme plus séduisante encore. Sa voix se durcit :
- Je ne resterai pas cordonnier toute ma vie, j'en suis profondément persuadé, s'emporta-t-il, mais si un jour je deviens fortuné, n'espère plus rien de moi !

A., à la tombée de la nuit, veillait parfois chez le cordonnier et son épouse qui recevaient souvent le vieux gendarme, M. Go., depuis peu à la retraite. Ils jouaient aux cartes, plaisantaient, discutaient...
- J'ai lu dans une revue qu'il faisait bon vivre en Amérique... en travaillant dur certainement !
- Est-ce que vous pouvez me prêter ce journal ? demanda A. à M. Go..
- Bien sûr ! Les talons Louis XV que tu fabriques, par exemple, sont payés cinq fois plus là-bas.
- Cinq fois plus !

- Oui ! Il y a, paraît-il, des étendues vierges à prendre et une industrie florissante. Des gens quittent notre monde vétuste pour refaire une existence neuve, non soumise aux traditions et aux héritages.
- Voyager serait un aventure extraordinaire, murmura A. qu'un vague et imprécis goût de l'infini, une intuition des immenses possibilités humaines rendaient mal à l'aise dans son quotidien borné, mesquin et étriqué d'où il percevait les rumeurs confuses d'un univers encore imaginaire qu'il enviait.
- Ça se voit que tu es jeune, apprécia le maître-savetier.
A., chagriné par l'avenir dérisoire qui s'offrait à lui, mortifié par Jul., se tut un instant.

- Mais où c'est l'Amérique ? demanda-t-il brusquement.
- Ah je ne sais pas trop ! Je crois qu'il faut prendre le bateau. Je te donnerai demain des précisions.
- Pourrez-vous me dire aussi quelles démarches sont nécessaires pour s'y rendre ?
Le jour suivant, A. sut exactement où se trouvait l'Amérique.
- Le train te conduit jusqu'au Havre, puis il existe maintenant des paquebots qui font la traversée de l'océan.
" Ici je ne gagne pas comme un homme...", se persuada A.. Son souhait encore lointain et flou continuait à se préciser.

La première personne à qui il en parla fut J.B, lorsqu'il revint à G. pour la Saint-Jean.
A. qui avait passé la nuit à la ferme s'éveilla avec une sensation de malaise. Le vent léger apportait des bruits de basse-cour un peu oubliés, les aboiements du chien et, par intervalles, des crissements, au loin, sur la route : les charrettes défilaient et se croisaient. En bas, des sabots résonnèrent sur les dalles de la cuisine nouvellement posées et ses sonorités bizarres lui communiquèrent la sensation d'être un étranger chez lui. Comment percevons-nous le monde extérieur sinon avec notre moi en évolution ? Le père s'en allait, A. imaginait la corpulente silhouette aux cheveux grisonnants passant devant les ormeaux en direction des terres. Puis ce furent les pas de P.F. qui s'éloignèrent, à sa suite. Tous deux ne rentreraient que pour midi. La mère devait soigner les bêtes.
Les yeux d'A. errèrent un instant dans la chambre où ses jeunes frères, gracieusement libérés du labeur en cette veille de fête, sommeillaient toujours. Puis son regard rencontra vaguement le pot à eau, la glace, le bougeoir, même les objets les plus simples ne semblaient plus tout à fait pareils.
Il lui tardait que J.B. se réveillât.
Il se leva, volontairement bruyant, s'habilla rapidement, descendit au rez-de-chaussée en faisant craquer les marches. Il ouvrit le lourd battant de la porte donnant sur la cour. La fraîcheur vivifiante de l'aube lui fit du bien. Le ciel prenait par endroits des teintes saumon, un velouté de pêche. Les rayons obliques du matin éclairaient les perles de rosée, tamisaient les couleurs, étalaient des ombres gigantesques. " Nous aurons beau temps ", remarqua-t-il.
Soudain, des trépignements secouèrent le plafond, des rires fusèrent, les trois gamins se taquinaient avant de s'apprêter à descendre.

- J. B., cria A., viens vite, je désire te causer !
J.B. apparut, encore un peu hirsute, dans l'entrebâillement de la porte. Ses yeux rieurs révélaient une joie étrangère à la gravité d'A.
- Accompagne-moi dehors, c'est sérieux.
Ils s'assirent sur le vieux banc vermoulu. Le chat s'approcha en ronronnant et se frotta contre leurs jambes. J.B., surpris, curieux, attendit qu'A. s'expliquât.
- Est-ce que tu accepterais de me suivre en Amérique ?
- Tu es fou ? Pour quoi faire ? s'alarma J.B. qui ne cachait pas en lui le démon de l'aventure et ne répondait pas à l'appel d'un ailleurs nostalgique.
- Je n'aime plus l'existence d'ici, je souhaite connaître autre chose, des personnes différentes, m'évader.

- Tu ne te plais pas à L. ? Tu disais, il y a un mois, qu'enfin tu étais libre de vivre en adulte.
J.B., particulièrement fluet pour son âge, regarda A. très étonné. C'est vrai qu'il était devenu homme. Le jeune frère admirait cette corpulence tout en muscles et nerveuse, la grosse voix... Comme les disputes de l'enfance paraissaient lointaines maintenant !
A., résolu à s'expatrier, ne voulait quand même pas partir seul. Il observa son cadet, l'ami, toujours de connivence.
- J'ai envie de bouger, tu comprends, d'agir, de changer complètement de région, d'habitudes. A L., c'est comme à G. dans le fond.
Si les gens sont différents, les coutumes, les jougs sont identiques. Toutes tentatives pour échapper à ces entraves restent des batailles de vaincus.
- Mais je ne veux pas y aller, bouda J.B., réticent.
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas. J'ai peur.
- Nigaud, nous demeurerons ensemble.
- L'inconnu m'impressionne. Ce que tu racontes semble un peu trop fantastique.
- Merde ! Pas du tout ! Réfléchis, bon sang ! Tu ne vois pas que tu végètes ? Berger chez les D., tailleur... Jamais tu n'évolueras dans ces conditions. Tu as à peine pour subsister. Et à quel prix ! Plus tu grandis, plus ils t'accablent de besogne. Tes gages n'augmentent pas en proportion.
J.B se sentait encore proche du garçonnet qui continuait à animer en lui ses premiers pas dans le secteur de l'adolescence. Il regarda tristement son frère :
- Je ne peux pas m'éloigner d'ici. J'ai le nécessaire. Nous sommes une famille heureuse, unie. Pourquoi nous abandonner les uns les autres ? Tu as pourtant souffert au départ d'An. !
A. esquissa un sourire d'amertume.
- Ce sera difficile pour moi aussi, admit-il, mais il le faut, car rien ne modifiera le train-train régulier de nos bourgades vieillottes et étriquées.
J.B., qui ne connaissait que les espaces limités des plateaux couverts de genévriers où paissaient ses troupeaux, imaginait également l'océan monstrueux, gigantesque, prêt à engloutir les navires.
- Surtout, avoua-t-il, il y a la mer, cette étendue d'eau immense à traverser. Le maître nous a parlé de l'Amérique, à l'école, et puis tu oublies une chose : là-bas tu devras t'exprimer en anglais !
- Putain ! C'est vrai ...Mais puisque les journaux vantent le pays, il existe certainement des possibilités d'accueil. J.B., je t'en supplie, pense à ce que nous pourrions entreprendre sur ce nouveau continent.
- C'est-à-dire ?

- Réalise ! Une contrée neuve à découvrir, où n'importe qui peut faire fortune !
- L'argent, tu n'as que ce mot à la bouche depuis que tu es petit, mais enfin il n'y a pas que la richesse, nous sommes Français, pas Américains, j'aime le village, les amis... Ne me dis pas que cela t'est indifférent ?
- Non, bien sûr. J'adorais ma sœur et elle se terre dans un couvent. J'appréciais les séjours à la ferme, mais elle appartient à PF. qui, de toute évidence, prend plaisir à travailler avec le père. Ju. nous quittera, il deviendra sûrement un curé, faute de mieux. Et nous ? Et Al.? Songes-tu à notre avenir ?

Le mot s'engluait invariablement dans le cercle infernal et vicieux des destinées misérables. Le silence retomba un instant, la chienne aboya, la cloche de l'église tinta, Ju. et Al. chahutaient, joyeux, sans soucis, dans la cuisine.
A cette minute solennelle, JB. était effondré. Pour lui, l'idée semblait encore vide de sens. Son imagination ne l'entraînait pas beaucoup au-delà du présent.
- Inexorablement, poursuivit A., chacun de nous se retrouvera seul plus tard, face à ses responsabilités. Il aura alors peut-être perdu trop de temps à hésiter. L'environnement, les autres... Que veux-tu ? Je vis aussi pour moi.

- Et tu crois que là-bas, si loin, ce sera plus simple ?
- Non, pas vraiment, particulièrement au début, je le reconnais. Mais nous accepterons la lutte avec courage et nous vaincrons.
- Laisse-moi réfléchir.
- N'attends pas indéfiniment.
- Si nous allions voir An., tous les deux ? Elle nous conseillerait.
- D'accord ! Et ne dis rien pour le moment.

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Date de création : 04/01/2008 . 08:20
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