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C'était pourtant toute sa vie


Dana prenait sa première gorgée de café. Aussitôt son pouls s'accéléra. La caféine passait dans son sang et lui donnait chaque fois comme un coup de fouet. Elle en avait pas mal bu, autrefois pour ses études, ou après les repas, pour partager un moment avec sa mère. Parce que c'était sa mère, qu'elles s'aimaient sans doute à leur manière et que si elles n'arrivaient pas à combler le fossé qui les séparait, il y avait ce moment intime possible, en silence... Et si rare !  Dana contrôlait ses émotions, elle n'avait jamais su pleurer. Elle avait grandi chez sa tante et plus tard, elle en avait voulu à ses parents. Elle rêvait d'être avec eux comme les autres enfants, en famille.
Nous essayons d'interpréter les signes. Jusqu'à quel point pouvons-nous ne pas nous tromper ? Nous leur mentons pour les attirer vers notre interprétation possible ...  J'en ai tellement voulu à mes parents que maintenant au contraire je cherche à retrouver les bons moments.

- Ah ! vulnérable Sagittaire ! lui dit un voyageur bavard. Il voulut même regarder sa ligne de vie. mais comme elle ne savait pas vraiment laquelle c'était, elle espéra sans pourtant y croire vraiment que c'était la plus longue. Après tout, sa vie était ce qu'elle était. Et finalement pas si désagréable que cela.
- Vous parlez de mon signe du zodiaque ? Mais jusqu'à ce jour, bien que je n'y crois pas, je n'avais jamais eu que des éloges sur les sagittaires... sincérité désarmante. Elle n'hésite pas à dire ce qu'elle pense mais ne cherche jamais à blesser...Désormais c'est en vain qu'elle demandait à sa mémoire des souvenirs précis, des réminiscences de joie, des impressions de précipitation permanente. Elle n'avait plus qu'une impression globale d'avoir tout de même été heureuse. Je suis là à remémorer mes souvenirs, mes petits plaisirs, mes regrets... alors que tous vivent encore. mais nous, nous avons changé, nous avons des rides et le temps passe. Maintenant Dana était habitée par une sorte de placidité. Elle oubliait un peu sa timidité, sa réserve. Elle prenait les choses et les événements comme une évidence.

On méconnaît la sensibilité profonde de ce signe. Parce qu'il est  la représentation de la droiture il doit faire face à la haine.... On le croit indomptable, mais toujours il souffre !?
C'est vrai qu'elle était sensible, secouée par une enfance solitaire.

Beaucoup de gens faisaient le point sur leur vie, pourquoi pas elle ? Depuis un certain temps, elle pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, des paysages qui nous poursuivent, un nom qui revient, un lieu, des visages qui avaient perdu leur nom, des noms qui n'avaient plus de visage. Tout ce qui est par instants sous nos yeux est déjà passé. Les choses sont faites pour disparaître. Ce serait sa façon à elle de retenir, transmettre des temps plus lointains ou plus insouciants. Ceux d'avant les maladies, d'avant la vieillesse...
La terre continuera d'exister après nous. Nos paysages aimés se modifieront. L'eau, le feu, les racines des arbres, le souffle des vents sont capables de venir à bout des lézardes et se chargent même de fissurer nos moindres souvenirs.
Qu'étaient devenus tous les fantômes de son passé ? Elle avait l'impression de vivre un conte impressionnant où à peine entrée dans la forêt, les branches se refermaient derrière vous et où le chemin du retour n'était plus ni praticable, ni visible. Le plus souvent, le retour en arrière n'était qu'un instant entrevu; une rue, une comparaison qui les faisaient resurgir. Elle entrevoyait des gestes simples, fugitifs, des situations banales comme chercher ses lunettes, se retrouver dans une file d'attente. Des vies parfois plutôt gâchées, d'autres beaucoup moins, des êtres qui se côtoient sans s'aimer, des êtres qui s'aiment sans se l'avouer, des situations qui révèlent le côté maladroit et ridicule de chacun, d'autres qui mettent en valeur les possibilités réalisées. Elle savait que nous interprétons tous, ces moments de vie, ces relations et que nous déformons souvent. Nous nous laissons influencer par nos propres sentiments face à ces réactions.
La puissance de la littérature, du cinéma... : la fiction met en valeur des vérités cachées. Elle est comme disait Cocteau :"
un mensonge qui dit toujours la vérité "


Où est-il l'enfant caché en nous ? De sa plus tendre enfance, elle n'avait presque que des souvenirs remontant à son séjour jusqu'à l'âge de 10 ans chez sa marraine, la sœur de sa mère. Par exemple, ce placard qui cachait une porte de communication avec les locataires et où elle avait joué avec ses cousines, au milieu des couvertures, des édredons.
Elle ne voyait ses parents qu'en fin de semaine et encore lorsqu'elle n'était pas malade. Dans la famille vivaient déjà les deux fillettes de la maison. L'une des cousines était de santé fragile, l'autre était pleine de vie et d'entrain. Elle faisait le poirier, appuyait ses pieds levés contre un mur, balayait le sol de ses cheveux, sa jupe rabattue comme une corolle. Elle descendait en incurvant son dos, elle exécutait un grand écart presque parfait. Dana au milieu d'elles se sentait presque invisible, elle était comme une ombre dans la famille, elle n'existait pas. Elle sentait même très bien que sa marraine ne la gardait pas par bonté. Une pension était versée. Le plus grand cadeau qu'aimait faire la fille fragile à sa mère était de cirer les meubles aux moulures complexes et Dana l'aidait stupidement alors qu'elle n'en ressentait aucune envie. Le jeudi, elle allait au patronnage : les soeurs portaient de loudes robes  de lainage et des cornettes amidonnées.
Un mécontentement amer montait en elle comme lorsqu'un différent l'éloignait de ses camarades parce qu'elle se sentait blessée, vexée. Dana repensait avec affection à cette fillette qui restait en elle, qui représentait son moi le plus vrai, le plus malheureux avec ses petits chagrins, le plus refoulé...
Quand elle se souvient aujourd'hui de ces moments, elle a du mal à pardonner à ses parents. Ils travaillaient, ils étaient obligés de trouver une solution. Mais n'y a-t-il pas toujours un moyen de se débrouiller, en allant voir son enfant le soir ? On ne doit pas abandonner les petits à la tristesse, aux interrogations sur l'amour que peuvent lui porter ses parents, sans raison. Les siens ne se sont jamais justifiés. Elle avait du mal à éprouver de l'affection pour des parents qui ne la voyaient que le week end, ne lui disaient jamais un mot tendre. Quant à sa mère, soit de l'eau glacée coulait dans ses veines, soit elle avait elle aussi perdu goût à la vie depuis longtemps, laissant son mari décider à sa place, sans amour, sans se soucier des autres, ne pensant surtout qu'à lui-même, à sa santé, à ses problèmes. Ses parents l'aimaient-ils ? Aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle avait toujours un peu douté. Peut-on ressentir le manque de ce qu'on a jamais eu ? Son père était-il déjà si égoïste ? L'homme était-il réellement fermé en lui-même, détaché du monde autour de lui ? Ou en avait-il seulement l'air ? Était-il déjà révolté, coléreux ? Elle-même était-elle déjà une fillette trop introvertie pour plaire même à ses parents ? Où bien l'était-elle devenue parce que ses parents l'avaient délaissée ? Ils avaient bien à l'occasion nettoyé ses petites blessures mais elle ne se souvenait pas d'avoir été bordée le soir. Ils ne l'avaient  pas souvent aidée à faire ses devoirs.
La mairie-école qu'elle fréquentait avec ses cousines était partagée en deux zones, l'une pour les filles, l'autre pour les garçons- J'ai fait une fugue une fois... Les tables étaient encore percées d'un rond pour mettre l'encrier. Chaque cahier  comportait une couverture illustrée avec par exemple Bayard, Bonaparte.... Les tables de multiplication  couvraient la dernière page. A la récréation on jouait à la corde, à la marelle.
- Une fugue ?
Elle devait avoir 6, 7 ans. Son père était à la maison alors qu'il aurait dû être au travail. Avec sa cousine, la fragile, elles avaient fait un détour pour aller à l'école et elles avent vu sa voiture devant le logement de ses parents. Elle avait longtemps hésité, puis après avoir fait une bonne distance vers l'école, les deux fillettes avaient rebroussé chemin. Dana avait besoin de savoir, elle avait besoin de le voir; mais il n'était déjà plus à la maison et c'était trop tard pour l'école. Elle s'était fait sévèrement gronder.

Elle avait finalement eu une enfance au milieu de femmes. Sa mère était une fervente lectrice de " Nous deux ", avec ses roamns photos qu'elle aimait regarder en cachette. Le vieil arrière grand-père était mort très vite.  Il y avait dans la maison où elle devait vivre toute la semaine, sa grand-mère, sa marraine qui était aussi sa tante, deux cousines de son âge à peu près et une voisine que la marraine gardait la journée. Garder des enfants, louer une partie de sa maison étaient son apport financier à la vie de la petite communauté. L'école n'étant pas mixte Dana ne connaissait les hommes que par son père et ce n'était pas un avantage pour eux. Une question inquiétante restait dans l'imagination de l'enfant. Pourquoi son père était-il ce jour-là à la maison ? Pourquoi son père sortait-il à cette heure-là, au lieu d'aller travailler ?

Plus tard lorsqu'elle était revenue à la maison, la vrai maison de Provence avec ses tuiles rouges, sa façade au crépi un peu jaune et aux vollets verts, car elle ne supportait plus cette vie, elle découvrit pire, la vie chez ses parents. Sa mère lui offrit bien un premier excellent goûter à faire ricaner sa sœur. Mais ce fut à peu près tout. Son père menait déjà sa petite vie égoïste et étriquée. La nuit, il respirait mal, s'énervait et souvent ne dormait pas. Si sa mère restait discrète dans les moments d'insomnie, demeurant étendue, gagnant une minute après l'autre jusqu'à l'aube, afin de ne pas risquer un mouvement qui pût troubler le repos des autres, lui, ses mauvaises nuits, il les faisait partager, faisait gémir les ressorts de son sommier, bourrait son oreiller de coups de poing, marmonnait des injures...

Il était resté toute sa vie assez égoïste. C'est avec une sorte de satisfaction qu'il appelait très fort sa femme : " Marie "! alors que ce n'était même pas son prénom ! Son père et elle n'avaient qu'à de très rares moments été proches. C'est seulement à son adolescence qu'ils avaient échangé comme un court moment d'amitié, très vite effacé par le côté provocateur de l'homme car il chassait tous ses amis ou les recevait comme des intrus et avec ironie. Pas méchant, plutôt sauvage et peut-être vu après coup, malheureux. Il ne supportait pas grand chose en dehors de sa petite vie tranquille, un peu maladive depuis la guerre.
Maintenant qu'il était mort elle regrettait parfois de ne pas avoir fait davantage d'efforts dans le passé pour essayer de mieux le comprendre. Mais lui, de son vivant, avait-il fait un effort ? Était-ce un méchant bougre ? Elle ne dirait pas cela et elle ne prendrait pas comme prétexte son comportement  pour excuser tous les siens. Mais il choquait volontairement ses amis et il se servait du prétexte de ses souffrances depuis la guerre, du fait qu'il avait été orphelin, pour tout se permettre.

 Il l'amenait parfois au cinéma, le dimanche; c'était pour Dana un moment merveilleux; mais ce simple geste de complicité l'ennuyait certainement car lorsqu'un jour sa grand-mère l'avait suppliée de venir voir un film avec elle, son père lui avait dit :
- Vas-y mais moi, si tu regardes un film avec elle, je ne t'y amènerai plus jamais.
Elle aimait sa grand-mère et n'avait pas voulu la blesser. Mais son père avait tenu parole !


Le rude joug de l'autorité et de l'égoïsme paternels lui avait donné dans ses manières une grande humilité et surtout une sorte de révolte.  Qu'est-ce que je leur dois à part la vie elle-même et l'argent qu'ils ont dépensé ? Il avait même osé lui dire qu'il avait moins réussi sa vie que son frère parce que celui-ci avait des garçons.  Pour lui, le garçon  seul perpétue votre nom... C'était vrai dans son temps ! Mais était-ce bien de la part d'un père d'affirmer à sa fille de tels regrets ? Et ne l'avait-il pas dit méchamment aussi pour provoquer. Depuis, elle se sentait souvent idiote, mal outillée par rapport aux autres. Il lui arrivait alors de chercher à impressionner bêtement pour avoir l'air intelligent devant les autres. Elle avait, pendant un certain temps, eu l'impression de ne jamais être prise au sérieux et c'est plus tard qu'elle avait réalisé combien c'était inutile. Il fallait être soi-même. .

Par contre, c'est sa mère qui l'avait éveillée aux émotions des enluminures des images pieuses et des livres, c'est avec elle que j'allais à la messe à jeun puisqu'elles devaient se présenter, l'estomac vide à la sainte table... Elle y allait par habitude, par obéissance, mais aussi parce que dans le silence elle méditait et se ressourçait.
C'était ma mère qui m'avait initiée  à l'arôme exotique et subtil du marchand qui tournait la manivelle de son torréfacteur et que des graisns de café s'élevait un véritable parfum. Elle l'amenait parfois à la plage avec des amies à elle. Quand le mistral ne soufflait pas trop fort, elle se mettait entre deux rochers protecteurs, au ras de l'eau, au milieu des goelands, des merles, des hirondelles, et elle y restait dans cette espèce de stupeur et d'accablement délicieux que donne la contemplation de la mer sous le chaud soleil : cette jolie griserie de l'âme. On ne pense pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s'envole, s'éparpille.
Un grand coup de mistral vous balaie le ciel et le ciel reluit joyeusement sur les toits même s'ils sont encore rouges et mouillés de pluie.

A cette époque-là, elle ne savait pas encore nager. C'est plus tard dans le bassin d'arrosage de sa vieille tante qu'elle avait appris seule, grâce à un livre qui expliquait les mouvements. Bref, ce jour-là, au bord de la mer, elle s'avançait dans l'eau à côté de sa mère qui sans doute bavardait avec une amie. Elle avançait tout doucement, l'eau lui semblait froide. Quand l'eau lui arriva à la taille, elle ralentit. L'eau commençait à monter le long de son petit corps, elle avait peur, puis, elle avait eu du mal à respirer. Elle ne touchait plus le sol et ses jambes semblaient se déplacer toutes seules, comme si elles quittaient le fond et flottaient. Elle ne sentit plus rien de ferme sous ses pieds, l'eau continuait à monter. Elle lui arriva aux épaules, au cou et elle leva le menton pour l'empêcher de rentrer dans sa bouche mais la vague s'approcha bien trop vite et elle n'eut pas le temps de serrer les lèvres, sa bouche se remplit d'eau salée et froide qui s'engouffra dans sa gorge et continua à monter plus haut que ses joues, plus haut que ses yeux. Elle la sentit se refermer comme un couvercle au-dessus de sa tête jusqu'à étouffer tous les sons. Elle se débattit sauvagement, cogna mais ne put rien faire contre le mur massif d'eau. C'est alors qu'on la tira vers le haut et que son crâne fendit la surface. La première bouffée d'air fut brutale et douloureuse et elle inspira avidement encore et encore. Sa mère la tenait par le bras.


Ses principaux bons souvenirs ? On n'avait pas de couettes à l'époque mais un énorme édredon et une bouillotte. Elle s'endormait bien au chaud avec un livre. Elle se rappelle les visites à la madone, la bonne Mère comme disait sa mère. Les farandoles des jours de fête, les promenades dans les oliviers et le mistral avait beau souffler, il n'attristait pas le paysage, il l'illuminait ! Ils avaient un petit poste de radio qui grésillait. Ils écoutaient Lucien Jeunesse et le jeu des 1000 francs. Son second souvenir restait  l'attaque féroce des mouettes sur les îles lorsqu'on se risquait près des œufs. Cependant, si elle ne revoyait pas sa mère en train de lui lire une histoire au moment du coucher, elle revoyait ses efforts pour Pâques et pour les rameaux. Sa mère adorait fabriquer et faire admirer ses rameaux, à la messe, ou encore cuisiner artisanalement de délicieux œufs en chocolat ou cacher de vrais œufs teintés au tilleul, à la verveine. L'odeur des pins ! L'odeur des corps de toupies en bois dur des pommes de pin qui se hérissaient pour offrir aux écureuils et aux enfants des pignes parfumées. Les sentiers  pleins d'épineux qui accrochent, de coquelicots rouges, de chardons violets et le thym qui embaume. Les mouettes criardes qui montaient jusqu'à Montolivet, le bleu lumineux de la mer... Ceux qui dénigrent Marseille n'ont pas toujours raison. Je ne reconnais qu'un problème celui des jours de grève des éboueurs ! et ils sont nombreux. Les ordures des négligeants alors envahissent la ville avec leurs odeurs et les grèves durent, le mistral s'en mêle, les chiens aussi...

Elle l'amenait chaque année à la grande foire parce que ses chefs y avaient un stand réservé à la construction ou la reconstruction. C'était l'occasion de manger quelques bonnes choses en se promenant dans les allées; de se pavaner avec un petit ballon gonflé à l'hélium et qui parfois s'envolait et flottait vers les nuages, lorsque maladroitement Dana lâchait le fil. Qu'est-ce qu'elle était malheureuse alors ! C'étaient bien de bons souvenirs alors... mais sans son père. Rarement avec son père.
 Un jour sa mère l'avait amenée chez des amis et pour la première fois, et certainement la dernière, elle s'était montrée odieuse avec le garçon de la famille. Pourquoi ? Elle ne saurait le dire. Besoin pour une fois de dominer ? Elle n'avait même pas eu honte. Elle avait déçu tout le monde. Ces amis devaient la haïr.

Chaque été ils allaient cependant dans les Pyrénées passer un mois dans une vieille demeure familiale et dans un village où l'n voyait encore les vieilles pubs : chocola Menier, chicorée Leroux, Dubonnet...  Ils se promenaient au Col de Port où les vaches munies de clochettes relevaient les cornes et les regardaient comme surprises. Le voyage les premières années était pénible. Dana vomissait ( surtout après avoir mangé des huitres sur le trajet ). avant d'avoir le temps d'avertir ses parents. Son père pilait d'un coup sec, sa mère hurlait, les voitures dépassaient en klaxonnant. Tous les soirs, à la tombée de la nuit, elle prenait un petit chemin de montagne qui menait à une ferme et elle ramenait le lait qui venait juste d'être trait. Les orages dans cette région étaient plus terribles encore qu'à Marseille et duraient plus. Les éclairs souvent déchiraient le ciel dans un noir encore plus noir que celui de la nuit habituelle dans la montagne. Sous le soleil de nouveau maître du ciel, l'air semblait avoir retenu l'eau déversée un peu plus tôt à torrents : arbres, champs, tout le paysage de chaque côté de la route était d'une fraîcheur intense.  Le mistral à Marseille était aussi féroce et effrayant. Pourtant lorsqu'il criait dans les platanes et les pins, lorsque la tourmente faisait rage, cette ambiance faisait de plus en plus partie de sa vie, alors qu'à la montagne, c'était autre chose !.. C'est dans la maison vide des ancêtres qu'ils vivaient. On y trouvait des souris, de monstrueuses toiles d'araignée et de monbstrueuses araignées !
Pour les manèges, c'est dans l'Ariège qu'elle y montait. Elle pouvait alors gagner les jouets qui lui paraissaient aujourd'hui affreux mais qu'à l'époque, elle enviait. On gagnait dans les stands de tir des jouets en peluche et elle s'y montrait habile depuis qu'une amie de l'école lui avait appris à se défouler ainsi. On pouvait obtenir aussi des poupées à volants en visant ailleurs des cibles. Elle montait dans une auto-tamponneuse. Elle prenait soudain un brusque virage pour cogner brutalement quelqu'un d'autre. Elle était si heureuse dans ces moments-là.

Mais en temps normal, c'était autre chose. La journée, ce père interdisait à son unique enfant de recevoir des amies ou alors il leur rendait la journée impossible en faisant à tous des brimades perpétuelles. Sa mère n'avait pas la force, le courage ou même le désir de s'opposer à son mari. Et surtout elle était certainement aigrie et de plus si directe qu'elle blessait Dana.
Jacqueline, par exemple, au collège était sa meilleure amie depuis au moins 3 ans. Puis elle l'avait soudain abandonnée pour une autre parce que le père de Dana avait interdit à sa fille, d'aller chez elle, pour lui dire que la rentrée était avancée. Jacqueline  n'avait même pas voulu d'explication. Dans son idée, elle avait été trahie... Était-elle vraiment une amie ? C'était une autre question !
Elle ne pouvait même pas dire que sa tante, sa mère ou son père avaient été méchants, mais certainement distants et fermés à leur façon. Sa tante n'était pas sa mère et elle avait ses propres filles. Sa mère était restée trop longtemps éloignée d'elle. Son père essayait quelques taquineries qui sonnaient faux. La chaleur familiale avait comme disparu en cours de route et l'envie de se détacher d'eux avait germé très tôt.
Dana se souvenait d'un spectacle au collège. Tous les parents étaient en admiration. Tous regardent leurs enfants. C'est pour eux un moment de pure joie. Son père était-il seulement venu ? Elle ne s'en souvenait pas et ne le pensait pas. Par contre sa mère n'avait émis qu'une critique qui l'avait blessée. Elle trouvait Dana trop souvent devant la scène le dos tourné, montrant son arrière-train qu'elle trouvait un peu gros, peu à son goût en tout cas. Était-ce une remarque à faire à son enfant ? Dana n'était pas grosse. Elle était à un âge où tout est imparfait. L'âge avant la fin de la croissance.
D'ailleurs plus tard, sa mère lui avait carrément dit qu'à son âge elle était plus jolie ! Peut-être... mais là encore est-ce une remarque à faire à son enfant ?
L'éternelle question avait hanté la vie de Dana. Pourquoi ? Pourquoi ses parents ne l'avaient-ils pas aimée ou du moins le pensait-elle ? Il lui arrivait d'être grondée et ces moments-là restaient pour elle une tentative de démonstration d'affection ou de non affection de la part de sa maman. A deux reprises elle était allé se réfugier dans le hangar à charbon. Elle y était restée longtemps à pleurer, gémir, se lamenter en silence. Deux fois dont elle se souvenait, au cours de son enfance !.
La première fois, sa mère avait fini par la rejoindre. Dana n'attendait que ça. Elle était seule au monde à cet instant-là, mais son amour-propre l'empêchait d'aller vers sa mère. Sa mère lui avait même offert un bonbon ce jour-là un bonbon. Mais la fois suivante, elle avait eu beau attendre dans le hangar, se rougir les yeux à force de pleurer, personne n'était venu interrompre sa solitude. Elle avait dû céder. Où étaient les multiples preuves d'affection que Dana enfant aurait pu attendre ? Dans la famille il n'était pas courant de se toucher, de se câliner.

Pourquoi les mots gentils, les caresses étaient-ils si rares ? Était-ce de l'indifférence et de la froideur ? La marraine n'avait pas pu remplir la place d'une mère, elle avait ses propres enfants qu'elle préférait naturellement ! De tout Dana elle avait gardé en elle un vide qu'elle n'arrivait pas à combler. Le pire, c'est qu'elle n'était pas certaine de l'indifférence de ses parents et au fond d'elle ses critiques la culpabilisaient; pourtant à 10 ans, elle n'avait  pas tellement hâte de grandir. Assise sur les marches extérieures de la cuisine, elle s'interrogeait. Avait-elle peur de l'inconnu qui l'attendait ?
Adolescente, son père l'avait frappée avec une règle en fer. Elle était revenue tard d'une réunion de scouts. Sa mère avait mollement protesté :
- Ma fille est sage comme moi !
Mais il était furieux et n'avait pas cru les explications de sa fille. Son bras lui fit mal pendant plusieurs jours.

En effet, depuis son retour à la maison à l'âge de 10 ans, elle ne faisait pas beaucoup de bruit, elle ne demandait pas grand chose, ne se plaignait que rarement et se retirait dans ses rêves. Cette facilité à se rendre transparente convenait parfaitement à ses parents qui ne trouvaient pas souvent les mots, ni même des moments pour penser à elle ou s'en inquiéter..
L'enfant petite avait d'abord réagi en se recroquevillant mais la révolte et le besoin de vie couvaient en elle. Elle restait inexpressive, subissait pas mal de remarques en silence et avec passivité mais les tempêtes intérieures attendaient le bon moment. Il ne fallait pas trop ouvertement la manipuler !

La séparation avec ses cousines s'accentua car la guerre entre les deux branches de la famille qui avait commencé bien avant la naissance des filles s'amplifia. Les deux hommes de cette famille avaient connu la guerre et cela semblait-il leur donner tous les droits. Chacun d'eux menait une vie de patachon ! Ils s'appliquaient  à multiplier les conquêtes féminines... Mais finalement cela permettait aux trois femmes, avec la grand-mère, de rester en paix. On ne savait pas vraiment pourquoi car les commentaires des deux familles divergeaient. C'était comme ça.  La rivalité entre elles faisait parfois pointer les petits démons de la jalousie. Dana en était consciente stupidement d'ailleurs car le quotidien de chacun,  beaucoup plus tard, sembla s'inverser. Elle avait été jalouse dans leur enfance. Il semblait que ce soit parfois leur tour aujourd'hui. Dana ne voulait pas être mesquine.
La guerre entre les deux branches de la famille allait durer si longtemps que l'hostilité allait devenir comme une seconde nature, même sans raison valable. Pourtant,  tout au fond renaissait le soutien profond, enseveli, de savoir qu'ils venaient de la même chair.

Pourquoi dès sa plus tendre enfance avait-elle pris cette habitude de rouler des papiers dans ses doigts ? Au fil des années c'était devenu un geste compulsif dans les moments difficiles ou de solitude. Elle-même avait du mal à le comprendre et même ses petits enfants se moquaient un peu de ce geste. Qu'exprimait-il ? Un manque ? Un conflit ? Un besoin de bouger ?
Elle avait eu une enfance perturbée et peu de résultats franchement positifs à l'école. Petite, elle n'avait pas de très bons résultats en classe. Elle avait un manque certain de concentration. Pendant longtemps elle en avait eu honte. pendant longtemps elle ne s'était pas sentie à la hauteur. Elle avait passé ses premiers examens avec comme une impression pénible de fatalité. Et c'est cette honte d'elle-même qui lui avait donné plus tard la niaque pour réussir.
.Elle avait surmonté peu à peu son retard dans les études; au début avec difficulté car elle ne trouvait pas la tranquillité d'esprit nécessaire pour se concentrer et elle papillonnait beaucoup. Puis l'aisance était venue. Un fond d'idées nouvelles la faisait réfléchir et elle comprenait mieux les lectures qu'elle faisait par la suite, de mieux en mieux. Les livres l'obligeaient à penser à des choses auxquelles elle n'avait jamais pensé jusque-là... La vie, l'avenir donnaient un sens aux passages qu'elle n'avait pas compris plus jeune.

Dana avait toute sa vie adoré les livres. De son temps il n'y avait pas d'ordinateurs, de tablettes. Elle se remémorait le parcours dans ses études et le temps passé dans les bibliothèques, à trouver les titres dans les fichiers, à remplir des formulaires de demandes de prêts. Elle aimait circuler entre les rayons, s'instruire. Elle se souvenait que lorsqu'elle s'était cassé la jambe chez la vieille tante, elle lisait Eugénie Grandet, elle suivait les personnages dans les rues sombres de Saumur jusqu'à la maison de Grandet. Elle commençait à s'instruire. Mais plus tard ce fut de plus en plus pour le plaisir qu'elle aima lire. Lire des romans policiers, des romans d'aventure la détendait. Elle était également passionnée par la psychologie : ces livres parlaient de vengeance, de jalousie, de sentiments dignes d'intérêt. Les crimes étaient toujours élucidés, les aventures se terminaient bien. Elle trouvait cela apaisant.
Elle se voyait bien dans l'enseignement. C'était pour elle le métier idéal pour s'occuper plus tard de ses enfants plus que ne l'avaient fait ses parents, grâce aux horaires et aux vacances. De lus c'était un travail sûr. N'y avait-il pas en plus la peur de l'inconnu ? Elle ne saurait le dire. Ayant passé son enfance à l'école, elle se voyait mal quitter ce monde connu pour un autre plus aléatoire.

Lire était un peu pour son père synonyme de fanéantise. Il pouvait parler lui qui était souvent absent à son travail, qui n'aidait pas beaucoup son épouse et qui fréquentait d'autres femmes ! Mais c'était ainsi. Il se moquait de sa fille en disant : " C'est du vent ce que tu fais " quand elle était au milieu de ses livres.
Par la lecture on croit se sentir devenir autre mais en fait la lecture nous révèle une part cachée de nous-même.

Il  y avait cependant quelques bons souvenirs de son enfance. Les marchands de brandade et de glace dont les étalages sur roue faisaient une arrivée mélodique ou sonore dans la rue...

Dans la salle à manger, chez ses parents, il y avait un poêle ventru. L'hiver, il fallait régulièrement  fourrer une pelletée de charbon par l'ouverture, puis empoigner le soufflet et l'actionner.
Pour le jour de l'an on avait l'habitude d'aller de maison en maison ou plutôt de membre de la famille à membre de la famille, pour présenter les vœux. A Saurat dans l'Ariège pendant les vacances, elle mettait des bouts de fromage dans les placards pour les souris affamées.

Les guides aussi faisaient partie de l'ensemble des bons souvenirs. Le grand feu qui flambait au milieu de l'aire de sable, les flammes qui enluminaient de reflets sanglants les visages, le spectacle, le concours de poulet à faire cuire, les jeux dans les bois... Mais à cause des guides, elle s'était donné à fond aux enfants, à cette organisation et elle n'avait pas assez travaillé son bac.
Elle avait réagi, repassé l'examen et était entrée à l'université. Elle avait passé DEUG, licence et après sa maitrise elle avait espéré entrer dans l'enseignement.
 

Dans sa petite enfance ses parents pendant les vacances scolaires surtout, l'envoyaient chez une tante comme pour s'en débarrasser. ( La c'est ton égo blessé qui juge ! ) Ou peut-être plus simplement parce qu'ils travaillaient. Cette vieille tante lui avait offert une montre en or pour sa communion, montre à rendre jalouse la soeur de sa mère et ses cousines !! Là, elle admirait la moto que son père n'utilisait plus. Elle la montait sans mettre le moteur en route et rêvait. Comme elle aurait voulu pouvoir à son tour briquer son propre vélo, comme les garçons dans l'impasse, poser des rustines sur les pneus. Et sur sa moto immobile, elle partait ...
Dans la maison de cet oncle et de cette tante, elle faisait des découvertes, mais elle n'osait pas poser de questions. Son père un jour l'avait effrayée en mettant un masque à gaz et elle avait hurlé. Elle savait que les allemands avaient utilisé une nouvelle arme qui brûlait les poumons. Après avoir abandonné le lance-flammes, ils avaient utilisé les gaz asphyxiants. Ce masque se trouvait dans la cave de la maison. Ces gaz qui provoquaient chez les soldats des souffrances insupportables, qui attaquaient les yeux et rongeaient leur poumons avaient-ils pénétré ceux de son oncle. Elle n'osait demander... mais l'oncle avait bien un faible au niveau des poumons.
A cette même époque, alors qu'elle passait quelques jours de vacances chez cette vieille tante, un ouvrier lui avait demandé d'aller chercher celle-ci. Elle se trouvait dans le jardin. La tante était à l'étage. Comme chaque fois, depuis toute petite, elle avait monté les marches de l'escalier en courant et l'homme avait ricané. L'intonation, l'impression laissée l'avaient blessée.

- C'est quand un homme te demande un service que tu montes si vite !

Elle ne connaissait rien des hommes.
Cette expérience et une autre à l'âge de 8 ans n'avaient pas été en leur honneur. Chaque Dimanche d'été, elle était de corvée de pain car les boulangers de son quartier étaient en congé. A 8 ans donc, en allant un Dimanche chercher le pain, elle avait été agressée par un homme à moto.

Elle n'avait jamais officiellement fait du sport mais à l'école, elle s'était révélée une véritable athlète par rapport à ses camarades. Plus tard, sur la plage, elle avait failli battre à la course le frère de son mari qui n'en était pas trop fier. Même au moment de sa vieillesse elle n'avait pas éprouvé le besoin d'aller dans un club de gym. Il lui arrivait  de faire seule des mouvements, elle marchait, elle nageait parfois dans la piscine et faisait attention à ne pas prendre du poids pour entretenir sa silhouette. .

Pour les jeunes de son âge ? Elle s'arrangeait lorsqu'elle les trouvait sympathiques, pour les croiser dans la rue à l'heure où elle se dirigeait vers le lycée et un échange de regards, un sourire illuminaient sa journée. Quand elle les voyait, elle se sentait, sans véritable raison, tellement vivante, tellement plus forte. Le bonheur de l'apercevoir me suffisait. La période de ses études supérieures n'avait pas été la plus désagréable. Après coup, elle la jugeait terne mais sur le moment, elle avait apprécié d'apprendre à disséquer et à analyser des œuvres littéraires, chapitre par chapitre, texte par texte... d'en découvrir les techniques.

A cause de sa timidité, elle se sentait parfois maladroite en société et était le plus souvent réduite au silence. Il lui arrivait souvent de rester 10 ' sans ouvrir la bouche, et quand elle parlait, il semblait que ce fut par nécessité. Mais elle n'était pas faite pour le babillage insignifiant. Elle détestait les commérages. Que dire ? Alors qu'elle appréciait plutôt les échanges réfléchis.

Elle aimait malgré tout sa famille, mais dans l'entrainement quotidien elle ne savait comment manifester son amour.  Son mari était encore moins habile dans ce domaine et un peu trop dominateur peut-être. Elle faisait de son mieux pour dissimuler sa gêne en public. De toute sa vie elle n'avait presque jamais pris de décision tout en essayant se se maintenir dans un chemin qui lui donne des droits et faisait en sorte qu'on respecte tout de même son rythme de vie. Elle ne causait habilement que dans l'intimité ou dans un petit groupe. Mais la solitude faisait partie d'elle-même. Elle s'y sentait chez elle, en elle-même. Parfois elle se demandait aussi si c'était vraiment de la timidité car lorsqu'elle analysait les paroles des autres, elle les trouvait souvent vides.
Pourtant, elle avait connu son mari au cours d'un voyage avec une amie de faculté. Curieuse rencontre qui n'avait été approfondie que grâce à un long échange de courrier, un voyage dans sa région  et une aventure qui l'avait amenée jusqu'en Afrique !
Pour cela, elle avait pris le train et traversé l'Espagne. Elle avait connu son côté serviable qui était peut-être aussi une petite mise en valeur personnelle... Et son côté taquin ! Tantôt il était plein de prévenances, tantôt il semblait vouloir acquérir le droit de faire un peu de peine, affichant plus d'amitié que nécessaire à d'autres;  la tactique était évidente !
Lorsque le train s'ébranla elle regarda avec intérêt le quai défiler de plus en plus vite. C'était son premier voyage seule et elle partait loin, vraiment à l'aventure. Elle trouvait amusant de voir les silhouettes s'amenuiser et disparaître ainsi que les arbres, les maisons, dans la paysage !
Tout le temps que dura le voyage, elle lut, elle parla avec les voyageurs, elle s'intéressa aux champs, aux villages, aux garde-barrière qui demeuraient, le temps du passage du train, immobiles près de leur barrière fermée.
Elle avait débarqué du ferry avec sa valise, tout étourdie, plongée soudain, sans préparation, dans un monde étranger dont elle ignorait les codes, comme l'appel du muezzin sur le minaret de la mosquée dès l'aube sale et grise, indécise entre le jour et la nuit.
Après avoir fait la connaissance de Robin elle avait, à son invitation, visité le Maroc. C'était un jeune homme déjà instruit et fier de l'être. Peu à peu d'ailleurs il était devenu terriblement cultivé tandis qu'elle-même ne s'était jamais sentie à la hauteur et ne voyait pas la nécessité de s'instruire pour s'instruire. Dès le début elle avait constaté qu'après son père, ce jeune homme allait lui enlever presque tout pouvoir de décision. Lorsqu'elle se documentait c'était par curiosité sur une question du moment que la vie lui posait ou par plaisir. Lui semblait se cultiver pour être toujours à la hauteur ! 

Peu de temps après ce voyage, ils s'étaient mariés. Elle qui n'aimait pas trop les fanfreluches, qui détestait qu'on la prenne en photo ! Il lui avait fallu songer à une robe de mariée ! Elle n'aimait pas trop non plus les vendeuses hypocrites, capables de vendre n'importe quoi ! Comment allait-elle trouver une robe au milieu d'un océan de froufrous ? Entrer dans une cabine d'essayage, voir son corps de trois côtés à la fois, sous un éclairage impitoyable qui révélait tout, l'horripilait !
- Ça se passe comment ?  lança la dame de sa voix la plus enthousiaste derrière le rideau. Vous avez besoin d'aide ?

Après il y avait eu la séance chez le coiffeur. Depuis des années, elle se coiffait elle-même et ramenait simplement ses cheveux derrière les oreilles. Cela dégageait son visage et elle paraissait plus jeune. Elle avait horreur qu'on lui dise " vous avez de beaux cheveux " car elle ne le croyait pas. On vous posait une serviette autour des épaules, on vous penchait sur un lavabo, on faisait couler de l'eau tiède sur votre tête et on vous massait un peu. C'était une sensation agréable lorsqu'on fermait les yeux. Mais ensuite, les cheveux mollement tombés sur le sol, même si on avait la sensation de se sentir mieux ! Il fallait accepter cette nouvelle image de soi qui souvent vous vieillissait.

Plus tard, elle était devenue professeur de lettres modernes. Dans les établissements, il y avait parfois une mauvaise ambiance, parfois une bonne. Elle aimait cette ambiance des classes où le rire et les conversations se calmaient peu à peu lorsque le cours commençait. Sur le lieu de travail elle avait eu peu de relations à cause des enfants qu'elle devait rejoindre au plus vite mais elle en avait gardé quelques amies intimes. Elle avait besoin en plus de sa famille de quelques relations rares mais profondes pour trouver un sens à sa vie. Elle était douée pour son métier et organisée. Elle évitait cependant de le prendre trop à coeur pour ne pas devenir anxieuse et donc maladroite.


Au moment des présentations dans la famille de son mari, elle avait soudain vu tous ces regards d'une nouvelle famille inconnue qui s'étaient tournés vers elle. Elle avait réprimé l'envie soudaine de rajuster sa robe, sa chevelure. La mère surtout l'observait alors elle lui sourit, un peu furieuse cependant d'être jugée sur un simple sourire. Comme si un sourire pouvait expliquer une personne. " Elle sera gentille avait conclu la mère ".
Puis il y avait eu les fiançailles, le mariage. Les choix à faire pour la vaisselle et plus tard la maison. Leurs goûts lui paraissaient ostentatoires dans ces domaines. Les siens étaient plus durs, plus nus, plus dépouillés.

Ils avaient vécu au Maroc et les souvenirs qu'elle en gardait n'étaient pas toujours les mêmes que ceux de son mari. Elle en avait de bons, elle en avait de moins bons comme la poignée de main d'une relation qui était aussi molle que moite. Elle avait ressenti comme un malaise et eu l'impression de serrer un poisson mort. Mais  le thé à la menthe que l'on boit dans le Sahara sous la tente ou sous les étoiles du désert restait parmi les moments appréciés après coup. Après coup ? A cause des mouches sous les tentes qui s'agglutinaient sur les enfants boutonneux. A cause de leurs traditions; on ne refuse pas un thé même si à la maison un bébé hurlant de faim vous attend.
Le soleil africain colorait de couleurs plus vives qu'en France, les façades et les paysages. Trottoirs et terrasses regorgeaient de monde, surtout d'hommes, en fin d'après-midi : passant oisifs qui se tenaient la main, vendeurs de billets de loterie, d'eau, cireurs de chaussures. L'habillement européen de mêlait aux djellabas dans un monde attaché à ses racines et perturbé par la façon de vivre occidentale... On recevait les gens en les faisant asseoir devant un grand plateau en cuivre martelé.
En bord de mer, lorsque le soleil dépassait les collines, la mer plus bas était couleur turquoise. Elle ramassait le sable granuleux et le laissait glisser lentement dans son poing presque fermé. les gosses attendaient les touristes  pour plonger dans l'eau dès leur arrivée et ainsi essayer de grapiller de la menue monnaie.
Elle avait commencé à apprendre à photographier. Mais Robin n'était jamais satisfait. La beauté pourtant jaillit parfois par hasard et s'il remportait des concours, elle avait eu sa gloire et même une bonne place pour un reflet dans l'eau.

Pourtant, elle avait été tellement perturbée par cette nouvelle vie que ses règles avaient disparu au point que le gynécologue l'avait déclarée enceinte. C'est ce qu'elle pensait aujourd'hui et plusieurs médecins avaient affirmé que ce n'était pas inhabituel dans les cas de stress extrême. Quelques mois après, avait-elle perdu le bébé ou le médecin s'était-il trompé ? Elle ne le saurait jamais. Il régnait une atmosphère tranquille à l'hôpital. On l'examina, ce fut son premier curetage.
Robin la suivit jusqu'à la porte en verre opaque, il accompagna le chariot, lui serra la main, l'embrassa. Tous ces gestes pour lui dire : " Je t'attends " avec un regard intense. Le médecin persista à dire que c'était une fausse couche, qu'elle avait eu de la chance que l'hémorragie lui avait été épargnée et qu'il pouvait l'aider à accoucher une dizaine d'enfants !!! Elle était jeune en effet. Elle pourrait bientôt tenter une nouvelle grossesse. Elle reprit sa vie un peu réconfortée mais perturbée au point de souhaiter une grossesse assez rapide, même si celle-ci devait perturber ses études..

La pensée de cet enfant, qu'ils n'avaient pas vraiment voulu alors parcequ'elle n'avait pas encore son CAPES... et qui n'était pas arrivé, l'avait bouleversée. Elle y pensait sans cesse et avait changé son principal objectif. Elle avait été réellement enceinte l'année suivante.
Sa belle-sœur disait que lorsqu'elle avait été enceinte, la respiration calme de son mari à côté d'elle lui semblait une injustice. Comment pouvait-il ronfler tranquillement alors que la grossesse la rendait nerveuse et lui montrait la solitude de la femme dans cette épreuve. N'était-ce pas aussi son bébé à lui ? pensait celle-ci. Pourtant, Dana, elle, devait admette que bien souvent c'était son mari l'angoissé qui ne dormait pas !   Son ventre s'arrondissait comme un énorme globe terrestre et elle essayait d'imaginer l'enfant, nageant dans le liquide amniotique, dans le noir absolu. Peut-être suçait-il son pouce ? Elle en était au huitième mois et elle était déchirée ente la hâte et la crainte de l'issue.
- C'est vrai qu'on en a marre quand le terme approche répétaient les clichés.
Pourtant, elle constatait une chose étrange. Au début, elle avait cru, tout ce qu'on disait sur les femmes enceintes, sur l'allaitement : " si le bébé ne tête pas bien, le lait ne montera pas !! " . Elle pensait que très vite, elle éprouverait des sensations étranges. Elle s'était concentrée sur sa lutte tout au long de l'accouchement. Or, elle ne sentait rien de spécial, rien d'angoissant. Elle avait seulement la certitude du fait, une conscience physique de la vie qui commençait à se développer dans son corps et les réflexions qu'il suscitait en elle ne ressemblaient en rien à ce qui se disait.  Sa poitrine s'était un peu alourdie et un grand bonheur l'envahissait peu à peu. Elle approchait avec délectation le bébé de son mamelon... .

Par contre en athlétisme, elle s'était rouillée. Après les grossesses, elle n'avait plus de points de repère.
- Je dois faire maintenant une bonne demi-heure au cent mètres ! Elle ne s'était jamais entraînée avec régularité, mais dans tous les domaines elle avait, lui semblait-il, par rapport aux femmes de son âge, des résultats honorables.

 Elle avait attendu son premier enfant, tout éclairée d'un bonheur qui semblait émaner d'elle pour la première fois de façon si complète.
Lors de la première échographie, elle s'était retrouvée dans une petite pièce. le gel sur son ventre lui transmettait une sensation de froid.L'instrument descendait vers le bas de son ventre. Elle avait pu voir l'embryon, pu entendre les battements cardiaques. On lui tendit  un long morceau de papier pour essuyer son ventre couvert de gel. Fier de la maman et du futur bébé, Robin avait désiré voir son enfant venir au monde Il voulait être là pour l'accueillir. Dès la première naissance, son mari avait su s'y prendre avec le bébé, d'instinct. Et il avait toujours beaucoup participé, bien plus que ce qu'on attendait d'un homme français à cette époque-là. C'est plus tard en France qu'il avait pris des airs plus dans le temps à cause de ses frères. Mais la famille c'était la famille  ... !

Ce premier bébé avait les yeux vifs et sombres, un regard qui demandait des droits. C'était un petit être potelé qui passait ses journées recroquevillées contre la poitrine de sa mère. Dana avait voulu accoucher en France pour diverses raisons. Il n'y avait qu'une seule couveuse par exemple à Meknès. Mais aussi pour que l'enfant naisse sur le sol français. Le père était retourné au Maroc, alors elle passait des heures entières avec lui. Cette fille était la première et elle avait été présente pour ce bébé comme jamais elle ne l'avait été ou pourrait l'être à aucun moment de sa vie. Et elle éprouvait le sentiment d'être à sa place, d'exister, un sentiment de plénitude peut-être. L'enfant jouait au Maroc parmi les éboulis antiques de Volubilis.

Pour la naissance de sa fille aînée, tandis que son mari travaillait au Maroc, Dana était retournée chez ses parents. Elle éprouvait toujours un sentiment étrnage lorsqu'elle remettait les pieds dans la maison de ses parents. On aurait dit qu'en plus de leur caractère habituele plutôt taciturne, ils avaient oublié qu'elle avait grandi et ils continuaient de lui donner des conseils, voire des ordres comme si elle était une enfant. Quelques jours avaient suffi pour qu'elle se rappelât aussi pourquoi elle avait été si pressée de quitter sa maison natale. Son père surtout la rendait de nouveau folle. Et encore c'était un doux euphémisme. Rien de ce qu'elle faisait n'était bien. Pas même pour le bébé ! Le bain devait durer plus longtemps, c'était un plaisir pour l'enfant. Elle la couvrait trop, pas assez. Elle ne mangeait pas assez... Il n'y avait pas de fin à la liste. Quant à sa mère, elle parlait de son mari comme s'il l'avait enlevée !


Les problèmes étaient venus finalement aussi plus tard dès la seconde naissance.
Elle était retournée seule au Cap d'Agde laissant son mari au Maroc. Et seule avec sa fille aînée, un matin, elle rssentit  plusieurs fois une douleur aigüe et elle dut aller à la station service du Cap pour téléphoner au Maroc et avertir son mari. Elle avait une peur bleue d'accoucher alors que son mari était au Maroc et que sa fille aînée de 3 ans risquait de se retrouver seule fermée dans une clinique inconnue. Ses parents avaient refusé de venir de Marseille la garder.
- " Nous ne voulons pas te servir de bonniche " avait écrit sa mère !  Sous la dictée bien sûr de son père. Mais elle était venue après la naissance de la seconde fille. Alors que ce n'était plus utile et presque gênant puisque son mari était arrivé à temps du Maroc après son coup de fil.

 Deux jours avant le médecin s'était montré rassurant et lui avait même proposé de la garder en clinique car le terme approchait et elle était seule. restait le problème de la fille aînée.
 Elle était retournée seule à l'appartement depuis Béziers.
Son aînée, la tête appuyée sur le rebord du berceau de sa sœur disait :
- Pourquoi l'avez-vous appelée Istbelle, elle n'est même pas belle !
Par moments leur fille aînée se montrait irréductible, comme lorsqu'elle avait refusé d'apprendre l'anglais. Mais là cela devenait de l'hostilité muette. Pour l'instant en tout cas, la jeune Istbelle n'était encore qu'un bébé potelé, agréable à voir et à embrasser, dont la croissance se déroulait sans encombre.

Penchée sur l'espèce de petit scarabée hideux, elle rencontrait le regard de l'autre. Le regard de chacune était suspicieux. Chacune voulait l'amour exclusif de ses parents. Pourtant pour Dana ce fut encore un moment de bonheur. Et le bébé n'était hideux que pour la jalousie de sa sœur. Dana aimait tellement les  petits points dorés qui, cette fois, pailletaient des yeux de bébé, non pas noirs, mais verts. Un souvenir enfin agréable transmis par son père ?
Elle découvrait la télé avec sa fille aînée. Au Maroc il ne pouvait en être question. Elles étaient attirées par le générique de l'île aux enfants :
" Voici venu les temps des rires et des chants... "

Elle avait voulu se réconcilier avec ses parents, revoir les lieux de son enfance. Mais elle ne retrouvait rien de tout ce qui alors était encore grand à ses yeux.

Dès qu'elle passait quelques jours avec eux, elle ne supportait plus les ordres, les façons de vivre... Elle partait toujours plus tôt que prévu. Ce n'était pas à l'époque à cause de sa mère. Seulement faire un si long voyage, partir avec palisir pour retrouver parents et être reçus comme des étrnagers gênants, c'était difficile à supporter.
Quant à la crainte d'autrefois qui la tourmentait, crainte de ne jamais être à la hauteur, elle la ressentait moins en présence des autres. Non ils n'avaient qu'à l'accepter telle qu'elle était. Elle se contentait de plus en plus d'être elle-même. Peu de gens aimaient son père. Pourtant parfois il savait se montrer gentil.  Certains disaient même qu'il leur faisait peur comme sa belle-mère autrefois. Son mari bien sûr ne s'était pas entendu avec lui !

Ils avaient fini par quitter le Maroc. Elle y avait vécu 8 ans, lui 12. Elle se souvenait surtout de la rampe du bateau le dernier jour, du bruit de ferraille des voitures qui avaient effectué la traversée dans la cale du ferry. la porte du bateau s'était ouverte et une odeur  de carburant avait assailli les passager avant de laisser déverser en Espagne les véhicules formant d'abord une queue avant de se disperser sur les routes.
D'abord elle s'était inquiétée de sa destination comme professeur, de son transfert vers la région de son mari. Destination n'était-il pas un mot proche de destin ?

 Elle était allé vivre avec son mari dans un village du Sud Ouest. Elle aimait l'automne dans cette région lorsque les tempêtes ne faisaient pas rage bien sûr.  C'était la saison la plus plaisante parce que le beau temps y durait et le soleil réchauffait encore bien. C'était la saison la plus belle aussi parce que les fleurs résistaient parfois et les feuilles prenaient des teintes rouges, marron, dorées et s'envolaient doucement aux premières brises légères du jour... Le village était magnifique en hiver aussi, lorsque les maisons de pierre et couvertes d'ardoises étaient enfouies dans toute la blancheur de la dernière neige tombée. Mais peu à peu la blancheur de la neige avait disparu totalement avec le réchauffement climatique.
Elle avait découvert une autre nature. Elle trouvait du plaisir à se promener, mais pas seule..
. C'était le côté le plus positif de cette nouvelle vie au milieu des oiseaux, des lapins, des champignons, les cèpes veloutés surtout près des chemins boisés. A un moment ils en trouvaient des kilos. jusqu'à 37 kg de cèpes et de girolles. Elle se retrouvait environnée par les bruits de la campagne : pépiements, ronronnement des machines agricoles, vibration d'une lointaine tronçonneuse, elle pouvait voir contre leur clôture les vaches du beau-frère qui tout en ruminant, la regardait tandis qu'elle les observait... Sa seule crainte étaient les vipères, Ces animaux la révulsaient, mais dans la région il n'y avait parait-il que des couleuvres, rares étaient les vipères.  Comment les distinguer quand on voyait un serpent se faufiler entre les herbes et dans l'urgence ?  Au début comme les petits plus tard, elle avait appris à marcher lourdement dans les bois épais afin de faire vibrer le sol, à éviter les grosses racines à fleur de terre....
Quelques moustiques la piquaient aux premières chaleurs, mais au-dessus tournoyaient les chauves-souris dont le vol haché s'inscrivait en zigzags dans le ciel du soir; c'était bien, elles mangeaient les moustiques. 

Par contre en famille elle se retrouvait de nouveau comme écrasée. Le retour en France avait été pour elle un changement radical. Elle avait très vite réalisé que quelqu'un qui n'était pas de ce village était un étranger ! Elle avait du mal à supporter la moindre nuance de moquerie. Or, les gens de cette région, ont un humour décapant. Ce n'est pas qu'elle n'avait pas du tout le sens de l'orientation comme le croyait son mari, c'était plutôt qu'elle avait tendance à ne pas faire attention à la route quand il conduisait ce qui était très souvent le cas et puis elle n'était pas née dans ces lieux où tout au début paraissait étrange ! Même le vocabulaire était différent. Les pignes de pins étaient devenues des pommes de pins et parfois même elle avait du mal à comprendre leur langage fortement teinté de le langue d'Oc locale.

Elle avait un corps petit, mais plus athlétique que gracieux. Elle aimait se sentir à l'aise dans ses vêtements. Son beau-frère l'avait emporté sur elle dans une course sur la plage du Cap d'Agde au cours d'un séjour de vacances, mais il avait vraiment dû se forcer. Elle n'était pas ravissante, elle était pleine de vie et tous s'étaient alors rendu compte à quel point c'était important pour elle. Mais la vie ordinaire devait l'emporter dans son sillage.

Elle était fille de lumière, de soleil. Dans le village de son mari le froid l'avait pénétrée et s'y était peu à peu installé. Le ciel était trop souvent chargé de nuages paresseux. La pleine campagne, les oiseaux, les lapins, du début ne lui suffisaient pas. Il lui manquait le vol et le cri des mouettes. Elle avait à sa propre surprise besoin  de l'air marin, du goût du sel sur ses lèvres. Malgré le chauffage central certains soirs d'hiver après le travail de la journée, la seule chose qu'elle trouvait à faire était d'aller se coucher bien emmitouflée et de lire en se recroquevillant..
 L'hiver le feu brûlait dans la cheminée, la pièce à vivre était aménagée en bureau. Deux fauteuils de cuir, plus tard attendraient pour soulager leur vieillesse. Une grande fenêtre donnait sur le jardin et tout au loin dans la vallée sur les toits gris du village. Un tilleul masquait la façade de la maison et Robin avait érigé un petit mur de pierre tout autour de la pelouse.

Et l'agencement de la maison qu'elle avait accepté pour l'instant n'avait que des fauteuils en paille, sa tourelle et ses cheminées ne réchauffaient qu'illusoirement une atmosphère globalement froide et poussiéreuse, due à l'épaisseur de la pierre nue.

Puis vint le 3 e enfant. Elle rêvait d'un garçon après 2 filles. Pourquoi ? Pour changer, pour l'inconnu que cette nouvelle éducation annonçait. Certains disaient que le garçon serait plus câlin ?  Et puis, elle sentait les allusions non dites franchement : un fils ! . Dana se sentait un peu humiliée. Ses deux filles étaient bien mignonnes, certes ! Naturellement voilà ce que tout le monde souhaitait dans ce monde encore régi par des lois ancestrales. De jolies filles et surtout un fils qui transmettrait le nom.
- Il est sorti ton bébé avait dit la plus jeune le jour de la dernière visite chez le gynécologue ?

A la naissance du troisième, un garçon, les filles s'étaient assemblées autour du berceau, curieuses, intéressées, mais tout de même vaguement déçues. Impossible selon elles de tirer le moindre agrément de cette chose vivante qu'il était interdit de toucher!
Malgré le bon poids de chacun d'eux, ils lui paraissaient si fragiles. Mais elle n'avait jamais crié... Ensuite, à une époque où le biberon était devenu à la mode, elle avait surpris toutes les autres par son envie viscérale d'encore une fois nourrir au sein. C'est là qu'elle prit l'habitude d'allumer la lumière pour lire un petit moment. Après, elle se rendormait. Tandis que son mari lorsqu'il avait des moments d'insomnie, écoutait la radio...

L'aînée n'avait rien dit mais à cause de l'émotion en avait fait pipi sur le lit même de l'hôpital et cette conséquence de son émotion et de son stress avait bien duré deux mois avant de soudain disparaître.

A chaque naissance, elle gratifiait les visiteurs du grand sourire des jeunes mamans comblées.  Et elle avait durement réagi au poids qu'elle prenait alors. Les kilos s'étaient toujours envolés avec une rapidité surprenante à ses réactions actives, sauf lorsqu'elle avait pris de l'âge. Mais en dehors des grossesses, elle ne s'était plus jamais autorisée à grossir surtout après des maladies. Elle gardait la hantise de prendre du poids. C'était grâce à sa minceur que plus tard elle découvrirait elle-même son cancer. Dans ce domaine elle faisait preuve d'une grande force de caractère.  Ses cheveux aussi avaient été modifiés par les grossesses ou par l'âge. Ils avaient foncé au cours des dernières années.
Le minuscule être reposait sur sa poitrine, la tête inclinée contre sa mère, il dormait d'un sommeil profond et paisible après sa tétée et sa petite bouche remuait encore parfois. Tous les trois avaient rapidement fait leurs nuits paisibles au contraire d'elle bébé. Ses parents lui avaient dit qu'ils ne la supportaient plus tant elle pleurait, son père surtout !! Les nuits entrecoupées de tétées sont certes fatigantes, le sommeil ne revient pas tout de suite. Mais lorsque la maman est calme et sait détecter les problèmes, tout s'arrange très vite.
Elle saisit le bébé, le souleva au-dessus de sa tête et le tint suspendu. L'attitude avait l'air de lui plaire; il cessait de pleurer s'il s'agissait de la faim ou d'un cauchemar, ou alors il était malade. Presque tout problème a sa solution. Elle le faisait voler un moment, ils jouaient à l'avion jusqu'à ce qu'un sourire éclaire son visage maussade. Dans les moments les plus terribles, elle le couchait sur son ventre et ils s'endormaient ensemble.

Elle pensait alors à ses parents. Comment allaient-ils réagir ? Son père reprendrait le dessus sur sa personnalité et sa mère qui avait toujours été très distante avec elle, enfant ! Dana voyait mal comment, alors qu'elle avait toujours été une mère froide et inaccessible, des petits-enfants auraient éveillé en elle les sentiments affectueux d'une grand-mère. Elle l'imaginait d'une raideur peu naturelle se contentant de les serrer dans ses bras lorsque la situation l'exigerait. L'amertume resurgissait en Dana régulièrement, mais elle la contenait. Dans ces moments de pessimisme, elle avait peur à chaque naissance de ressembler à sa mère et de ne pas être à la hauteur. Quand on n'avait pas connu les câlins d'une mère, pouvait-on être capable d'affection visible?

Mais dans l'ensemble une vie nouvelle, c'est d'un seul coup un bouleversement, une page qui se tourne, une nouvelle lumière à suivre qui nous montre le chemin. Un petit bébé de plus dans une nouvelle maison, dans un nouveau pays et tout est chamboulé. Apparition des paquets de couches, des pleurs, plus tard des biberons. Cinq mois, la première dent, cinq mois plus tard les premiers pas, les premières bosses. Il a faim ! Il veut un biscuit, il a soif ! Et déjà c'est Noël, La maison est décorée, un bon feu crépite dans la cheminée.  et les premiers films demandés. Mais il y a aussi les filles.
- Oui si tu as fait tes devoirs ??? 
Le soir, elle leur lisait à chacun une histoire.

La vie durant cette période, vous apprend encore plus que les moments de bonheur peuvent être courts, qu'ils peuvent s'arrêter d'un seul coup ! Au Maroc, Robin s'était montré souvent le plus exquis des compagnons. Il l'avait emmenée partout. A travers lui, la vie avait pris sa couleur, sa forme. Il lui avait appris beaucoup de choses... Maintenant non seulement il n'était pratiquement plus avec elle. la famille, ses pensées, l'avaient repris, les enfants même l'avaient accaparé un peu et surtout son travail, son besoin de réussir, de se faire, je dirais admirer. Il faudrait que les femmes  se surpassent en permanence pour sortir des clichés qui les ont formatées. Si un homme est passionné, il se consacre à sa passion. si une femme est passionnée, elle doit d'abord lutter pour oublier son éducation, le regard des autres.  Si elle doit penser au ménage, aux enfants, de nos jours à son travail aussi, elle ne peut se concentrer comme un homme qui délègue facilement les options secondaires à leur objectif.                                                                                                                                                                     .
 Ensuite s'étaient ajoutées les tracas naturels dus aux enfants.
- Maman je me suis fait mal. Tu as un sparadrap ?
Elle fouille partout avec des gestes désordonnés.
- Allez, mets tes chaussures.
Et l'enfant secouait la tête violemment, désireux de se faire dorloter alors qu'elle était pressée par le départ au travail.
- Je ne sais pas le faire, tu m'aides.

- Mais si tu sais. L'autre jour tu les as mises toi-même.
- Non je ne sais pas, je suis petite.

Six ans, on perd ses premières dents. C'est avec un joli sourire édenté qu'on récite ses leçons aux parents quand ce n'est pas avec des larmes.
- La télé est interdite surtout au moment des devoirs.
La vie suivait son cours. Des animaux venaient compléter le noyau familial. On disait que la présence d'animaux de compagnie aidait à soulager le stress, à l'éducation et au bonheur des enfants. Il y avait eu la chatte, les chiens, les tortues, les oiseaux gagnés dans une foire, les cochons d'Inde, le cadeau de Noël qu'elle avait rêvé faire à sa fille aînée et qui était devenu le cadeau d'une tante, les poissons rouges et même le lapin que sa seconde fille avait souhaité pour sa chambre d'étudiante..

Dana en soupirant posait le tout petit qui se trouvait dans ses bras et qui se mettait à ramper, à partir joyeusement en exploration et à se salir ! Lorsqu'ils arrivaient à la voiture :
- Je veux être devant disait l'aînée
- Assied-toi sur ton siège finissait par rugir Rob.
 Chacun volait à sa place, bouclait sa ceinture avec un peu trop de brusquerie pour les uns et un timide et enjôleur  " maman " pour les autres. Tout dépendait du jour...
Ils étaient assez sévères tous les deux. Difficile de gérer 3 enfants et de travailler, tenir une maison. Mais Dana était fière d'eux. Sans doute qu'ils ne le savaient pas, mais entre amis il lui était difficile de ne pas vanter leurs mérites. Elle contournait les difficultés rencontrées en songeant que les petites révoltes étaient normales. C'était l'apprentissage de la vie sans les parents !

Il fallait faire l'effort, essayer d'être là pour tous, leur donner à chacun le temps et l'attention qu'ils méritaient. Les filles pensaient qu'elle se faisait moins de soucis pour elles que pour le garçon.  Elle les aimait autant, même si cet amour s'exprimait moins concrètement car le garçon était plus petit.
Pour le reste, elle aurait dû être plus stricte aussi et exiger qu'ils rangent leurs affaires. En fait, elle ne l'exigeait que le mercredi qui était son jour de ménage.

Au Maroc R. était chaque jour avec elle et presque pour elle. Il avait lui-même décoré son séjour ( C'était normal, elle était arrivée après son installation. ), s'était tout autant qu'elle occupée des aînées des enfants. C'était un homme qui allait toujours de l'avant: il avait des projets, excursions, voyages. En France il était différent, plus pessimiste comme si les  les rêves, les jeux lui paraissaient vains.
 Mais là ? C'était devenu pour elle comme toute leur nouvelle vie, la preuve de l'ascendant de R. sur tout ce qui l'entourait.  Il avait bon goût, et même un goût exquis. Il en était lui-même persuadé. et elle avait rarement participé à la décoration de leur maison. Il savait harmoniser plantes tableaux, meubles... Même l'apparent désordre parfois était soigneusement étudié.
En France son mari avait été repris par sa famille, ses amis. Son bébé à lui, était désormais son village, sa communauté, son patrimoine. Elle avait l'impression d'étouffer dans ce village. La parité était loin d'y être totale. Elle aspirait, elle aussi à une occupation personnelle. Mais c'était pour elle moralement impossible. Le travail lui prenait déjà beaucoup de temps. Et à la maison, c'est elle qui vérifiait les devoirs, qui notait quand les vêtements des enfants étaient trop petits, quand il fallait préparer le goûter, songer aux vaccinations ou aller chercher un essuie-tout pour essuyer la morve qui coulait avant qu'ils ne se frottent avec leurs manches.
 Son village, ses activités, ses loisirs ... Elle avait apprécié certaines activités : la recherche des champignons mais tous connaissaient les places des cèpes, des girolles... et il ne fallait pas les révéler !!
Elle n'aurait pas  tardé à s'arracher les cheveux si elle n'avait apprécié aucune activité ... Mais R. en famille, pourrait-il l'aider assez ? Les hommes de la génération avant lui, les hommes qui étaient restés au village ne changeaient pas leurs bébés. Lui avait progressé dans ce domaine, au Maroc, mais face aux autres ? Un tel virage ne se fait pas en un tour de main.  Les pères servaient de modèle, ils influençaient les fils. Il faut du temps pour que les esprits changent et que les choses avancent.
Même au volant d'une voiture, alors qu'elle conduisait depuis des années pour aller au travail, il fallait qu'elle cède la place et il fallait même laisser la place à côté du chauffeur pour un frère, pour sa mère. Pourquoi ? Pour la paix des ménages, pour sa famille et ses préjugés. L'égo des hommes de la région était tellement fragile. Par exemple, Robin ne jugeait pas vraiment comme ses frères les tâches ménagères indignes d'un homme. Cela semblait lui convenir mais pas devant sa famille ! Seulement quand il était libre de leurs regards. Alors il se montrait formidable de maintes façons. Sans se plaindre il faisait sa part de travail et une assez grande part, à la maison, et partageait naturellement avec Dana la responsabilité des enfants. Le problème c'est qu'il n'était pas souvent libre. Disons aussi que lorsqu'il décidait pas de partir en voyage avec des élèves par exemple, elle devait tout faire et à elle, il ne serait jamais venu à l'idée de laisser les enfants.  Alors qu'elle refusait les heures supplémentaires, les accompagnements pour sorties scolaires, lui les recherchait et plus tard, à l'arrivée des petits enfants il ne s'est presque plus senti concerné.
Comme beaucoup de personnes qui n'étaient pas nées dans ce village, elle était et elle se sentait considérée toujours comme une étrangère et elle n'était pas à l'aise. Elle vivait avec l'impression que dans le village, elle n'était pas considérée comme une personne à part entière, une entité séparée  avec un esprit bien à elle. Elle était, lorsqu'elle existait dans l'esprit des gens, comme un appendice de son époux !
La vie en famille ! Dana commençait à comprendre. Elle avait du mal à participer aux conversations à table, lors des repas de famille. Elle y était très mal à l'aise et gardait le silence. Comme chez elle autrefois, il n'y avait pas de grandes démonstrations d'affection dans cette famille. Cette foule de parents, comment s'y reconnaître ? Comment mettre des noms sur tous ces visages ? oncles, tantes, cousins. Comme ils étaient nombreux pour elle dont le père s'était pratiquement fâché avec toute sa famille.

Il lui était même arrivé dans sa fièvre silencieuse, dans sa rage de faire la vaisselle pendant que les messieurs bavardaient, jouaient aux cartes, de casser un verre de cristal d' Arques. Certains membres de la famille lui avaient même paru arrogants. Ce n'est que bien plus tard qu'elle avait compris leur besoin de se montrer au-dessus du niveau de leur petite ferme et d'essayer de prouver que tous étaient capables d'autre chose et même peut-être de se comparer à son mari qui lui s'était sorti de ce milieu. Sa belle-mère lui avait même reproché de ne pas se mettre en valeur. Mais elle avait réussi à continuer de se couper les cheveux elle-même.
Me mettre en valeur pensa Dana. C'est la dernière chose dont j'aie jamais eue envie. Elle avait tout chamboulé dans sa propre vie, et lui ?

Elle se trouvait cernée par la banalité typique d'une région qui ne la concernait pas.  Les discussions se résumaient à échanger des commérages et elle devinait qu'elle en était l'objet dès qu'elle tournait le dos. Elle cherchait son mari du regard dans l'espoir d'un dérivatif à ses angoisses solitaires au milieu de ce peuple, mais lui retrouvait avec aisance son milieu. Elle, elle ne savait pas comme lui se cacher derrière un appareil photo et elle ne savait pas s'adapter à des conversations qui n'en étaient pas, des conversations dépourvues de sens pour elle, qui n'étaient souvent que des clichés locaux sur la nourriture, les boissons, les voisins. Dans les fêtes, elle se sentait mal à l'aise au contact d'une foule qui au contraire exprimait sa joie sans retenue. Elle cherchait à se donner un semblant de contenance. Elle se repliait dans un profond silence. Elle se glissait discrètement dans la pièce, cherchait un lieu, une position où patienter jusqu'à la fin de ces fichus rassemblements. Y avait-il une meilleure tactique ? Elle n'avait aucune intention de détourner l'attention de quiconque à son profit.

Heureusement elle pouvait se pencher pour caresser la tête du chien quand il y en avait un, et le gratter derrière les oreilles. Un passe temps comme un autre ! Elle aimait beaucoup les chiens, tous les animaux d'ailleurs. Ils étaient plus naturels que les humains. Ils étaient animés d'une envie passionnée de plaire. Elle pouvait lire leur adoration dans leur regard et le plaisir sans mélange qu'ils éprouvaient à courir, à ce qu'on s'occupe d'eux. Devant leur regard implorant il eut fallu être de pierre pour ne pas les caresser et de plus elle avait tellement envie d'autre chose que ces conversations codées dont elle ne connaissait pas le code. Mais elle était parfaitement consciente que n'entrant pas dans le jeu, la conversation languissait autour d'elle. Plus loin au contraire fusaient les remarques spirituelles, les vantardises aussi. Une autre chose la chagrinait : cette manie des gros repas, l'étonnement lorsqu'elle refusait poliment, si possible.

Il n'y a rien à faire, on reste toujours d'où on est. Au bout du compte seuls restent les parfums de l'enfance. Sans parler du soleil.
Dans les ports, le bruit des drisses qui cognaient contre les mâts, les barres de flèches qui se tamponnaient les unes les autres... se retrouvaient au Cap, à Marseille et lui manquait. Ce cognement métallique qu'on entend quand le vent porte . On dirait un orchestre incapable de s'accorder. On se promenait sur les pontons, sur la jetée...sauf les jours où le vent trop fort rojetait des paquets de mer sur la digue. Elle aimait observer les mouvements de l'eau, des bateaux.
 

Les retours vers la Méditerranée étaient pour elle l'occasion de rester par moments à contempler la mer, les bateaux amarrés ou non. Et quand elle regardait la mer, elle ne cessait de penser à cette lumière et cette beauté perdues. Ces journées-là étaient le plus souvent magnifiques et le clapotis de l'eau avait toujours quelque chose d'apaisant. Aussi la vue de la mer et celle de la ville de Marseille la rendaient-elles  un peu triste. Elle ne regrettait pas sa vie là-bas, mais le temps passe et creuse en elle un vide douloureux celui créé par le manque de lumière. Bien sûr il y avait de belles choses dans leur village, il y avait les enfants, leur vie.
La mer qui résonnait à quelques mètres, les vagues battant les rochers, le ciel bleu intense, les mouettes qui descendaient en planant et frôlaient l'eau à la recherche d'une proie... l'air et le sable chaud, la voûte lumineuse, l'eau léchant amoureusement la plage avec son clapotis régulier lui donnaient l'occasion de faire des cures pour en garder longtemps le souvenir l'hiver, dans sa campagne. Le grand avantage de la mer était qu'elle pouvait passer des heures à la regarder, sans se lasser. Nourrie par l'arôme suave : l'odeur des pins, des jeunes bourgeons  au parfum puissant; les nuées de mouettes qui passaient...

Les souvenirs se perdent dans le mouvement perpétuel, passant à travers vous sans laisser de traces. Simple, cruelle, égoïste, elle agit comme un analgésique. Pourtant, Dana commençait à aimer leur village, cette nature à la fois calme et sauvage.

En allant au cap d'Agde, un jour, ils eurent un accident. Le père avait porté un certain temps une minerve, la mère avait été immobilisée plus d'un mois à cause d'un sérieux tassement des vertèbres et les enfants n'avaient eu que des contusions. Chien et enfants avaient été projetés en avant contre les portières ou même entre les deux sièges où le garçon avait heurté violemment le tableau de bord et cassé le levier de vitesse.

Elle ne pouvait pas regretter ses amis puisque son père les avait tous fait fuir. Bon, elle pouvait toujours tremper ses tartines dans le chocolat. Et lorsque l'intégration est nécessaire, elle est si lente. Après leur vie au Maroc tout devenait étrange : les films à la télé, les conversations, le vocabulaire. A la sortie des classes, dans la cour remplie de parents qu'elle avait du mal à supporter, elle fuyait la familiarité. Au début les repas avaient été un problème. Elle se revendiquait Provençale, lui Lotois. Il confondait les poivrons et les piments et avait fini par accepter les ratatouilles ou les poivrons au four sans les aimer vraiment.
Mais il y avait peu à peu de bons côté. Elle imaginait des mélanges des deux cuisines. Faire revenir les oignons, se saisir des ingrédients suivants, couper les légumes rectifier l'assaisonnement d'une sauce tout en jetant un oeil au gâteau ou à la flognarde locale dans le four était devenu un art au fil des ans... Et cette odeur sucrée qui s'élève au tout début de la cuisson des oignons, de leurs fines pelures ....
Toutes les entrées et les boissons qui circulaient et qu'on vous imposait presque. Pour les occasions, il fallait sortir les beaux verres en cristal d'Arques. Elle avait les mêms qu'elle avait eu en cadeau de mariage. Elle qui ne buvait jamais une goutte d'alcool. L'éloge des viandes cuites dans le vin ou le parfum boisé des truffes qui vous enveloppait et qu'elle ne savait pas apprécier.

Même avec des invités, elle ne buvait que de l'eau et seulement par politesse. Elle disait qu'elle n'en aimait pas le goût, elle ne buvait pas même du cidre, du vin ou de la bière.
- Je veux bien de l'eau merci.

Heureusement entre eux, la division sexuée de la maison qui s'affichait dans sa famille cessait ou semblait cesser : papa avec les hommes, maman à la vaisselle avec les autres femmes. Elle avait deux filles et un garçon.
C'est vrai que c'était lui qui prenait presque toutes les situations en main. En dehors des enfants, de l'école... il gérait tout jusque dans les moindres détails. A tel point que Dana avait démissionné en tout ce qui selon lui le concernait, et qu'elle aurait parfois été incapable de s'aviser de leur existence ! Et pourtant dans ce qui était son domaine, il fourrait son nez partout. Elle avait pris l'habitude de dire : " N'ajoute pas ton grain de sel ". Car il vérifiait même les repas, surtout quand sa famille était présente au point que tous pensaient qu'il faisait tout et alors comme il devait se sentir fier ! Et bien non, il agissait surtout ainsi lorsqu'on pouvait le voir.

Le printemps à la campagne avait été une nouveauté pour elle. Tout s'épanouissait, les bourgeons éclataient, les gens travaillaient les jardins et les terres. De minuscules fleurs pointaient entre les jeunes herbes. L'air frais apportait avec lui des parfums de pousses, de sève. Les oiseaux s'affairaient au sol. Elle réalisait l'influence de la pluie et des lieux sur l'affect.
Elle se mit à adorer les grandes baies vitrées de la maison  qui reflétaient tantôt un ciel gris sans l'attrister puisque la cheminée rougeoyait, tantôt un ciel bleu gris. Jamais pourtant le ciel lumineux de Provence. Comme elle adorait admirer la mer à Marseille, chez elle, elle admirait les flammèches et les étincelles du feu, l'hiver, lorsqu'elle avait un peu de temps. Elle se mit à adorer les promenades seule avec les chiens ou avec son fils ou les randonnées avec des amis. C'est ainsi qu'elle repoussait ses séquelles de neurasthénie hivernale. La campagne est triste en cette saison quand on n'y a jamais vécu. Elle avait besoin de se réchauffer le cœur et le corps..
Bref, tout lui semblait bizarre, même les attentions de son mari. Et puis, lui qui aimait tant faire des photos, faisait rarement des photos de famille. Elle devait s'y mettre dans ce domaine

Il cueillait chaque printemps des nèfles chez ses parents, les lavait, en ôtait lentement la queue. Il partageait chaque nèfle en deux, en tirait tout doucement le noyau luisant, divisé en deux parties comme un cœur et les premiers temps lui en offrait la moitié. Elle n'avait porté qu'une fois la pulpe orange et granuleuse à la bouche. Elle n'avait pas aimé... C'était comme un rejet du nouveau, de l'étrange, de la petitesse mesquine du fruit...

Pendant les soirées, les repas étaient parfois un supplice ! Ce n'était pas facile pour elle de se sentir sans cesse observée. Lorsqu'il arrivait à Robin de parler avec amour et envie des petits plats que lui cuisinait sa mère.... laissant entendre qu'avant c'était toujours meilleur. Il lui avait donc fallu apprendre la cuisine du Sud Ouest.

Nous habitions en haut d'une côte assez raide. Heureusement, à l'époque, les médecins faisaient encore  des visites à domicile...L'allée était bordée de buis formant une haie. Dans le bois les genévriers serviraient de sapin de noël.
Les rares jours de neige, car il y en avait encore à l'époque, les enfants remontaient la pente encore et encore, tirant péniblement des bottes de foin couvertes de plastique qui tenaient lieu de luge.  Mais le village perdait ses habitants, sa boulangerie, son épicerie, son église ne servait presque plus. Un jour ils avaient bu un chocolat chaud dans la galerie marchande et ce souvenir s'était gravé en elle. L'intérieur de la maison avait des décorations diverses venant de différents voyages : un masque africain sénoufo, un Bouddha d'Ankor Vat...

Depuis qu'ils vivaient en France à la campagne, elle dormait bien dans ce cadre paisible où l'on n'entendait que des bêlements de moutons, des cocoricos, des chants d'oiseaux et de temps en temps le bruit tout à fait supportable d'un tracteur. Cependant, elle avait du mal à supporter le climat et son mari n'était plus le mari qu'elle avait tant adoré, tant admiré !  Toujours repris par sa famille, par leurs idées, il révélait des pensées qu'elle ne lui connaissait pas comme de reprocher à des filles maquillées qui sortaient le Samedi et auxquelles il arrivait malheur qu'elles ne l'avaient pas volé ! Comme de discuter après un repas en famille avec ses frères pendant que les femmes faisaient la vaisselle. Ses belles sœurs n'avaient pas de métier, ok ! Mais elle, elle travaillait toute la semaine ! Heureusement il y avait parfois des consolations même au travail. Elle se faisait des amis. Une collègue  lui avait proposé les kiwis cultivés par son frère. Ces fruits d'un vert vif étaient une nouveauté pour elle. Et cette collègue lui avait affirmé que ces fruits étaient un concentré de vitamine " c "

Pour ce qui est du climat son lot de consolation était la cheminée et ses enfants. Le chat aussi qui se couchait en boule à côté d'elle ou de sa fille Istbelle. Seul l'été lui convenait lorsqu'un vent du sud séchait la terre. Elle semblait revivre sous le soleil, l'air chaud et sec. Mais très vite le temps se dégrade. Les perturbations font chuter les températures. Le ciel est bas, blanc, sale avec des trainées plus noires qui parfois filent remplies de colère. Les gens, eux, se consolaient en pensant à une belle récolte de champignons ! Le printemps n'était pas seulement  une suite de souvenirs parfumés. Il y avait bien le lilas, les forsythias... mais surtout la pluie monotone, fréquente, triste ! Le muguet ne lui rappelait que  les bouquets que sa mère vendait chaque année à Marseille sous le soleil lumineux ! Le parfum des pins qui emplissaient l'atmosphère en Provence lui manquaient, mêlé aux odeurs changeante du thym, du romarin... ici, seule la menthe sauvage réveillaient les narines et les orchidées n'avaient pas de parfum. Par contre les champignons, oui. La découverte d'un nouveau coin à champignons était à la fois un secret et un événement.

Avec son mari, elle restait de nouveau trop souvent silencieuse et introvertie. Elle le laissait gérer les finances, même s'ils avaient spontanément réparti les tâches, ils n'avaient pas partagé celles-là. Paresse de sa part, manque de confiance de son mari ? S'il mourait le premier, elle serait complètement perdue devant tout ce qui touche aux factures, aux emprunts...
Pour son mari tout devait être organisé, logique, rationnel... donc sans vie selon elle ! Parfois, pourtant il semblait qu'il y avait en lui de profonds sentiments mais il ne les laissait pas sortir. Et elle réalisait qu'elle non plus ne s'épanchait pas.
   Ils venaient vraiment de deux mondes différents. L'un de la ferme, l'autre de la ville.  Si à l'école de son mari, les coups de règle pleuvaient sur les doigts des mauvais élèves, chez elle, c'était la récréation qui était supprimée pour leur permettre d'apprendre les tables de multiplication. Elle n'était pas aidée soit ! Mais elle ne faisait pas non plus d'effort à l'époque. S'ils bavardaient à propos de leur passé respectif, Robin lui parlait de la nuit dans les dortoirs du pensionnat où il était, non chauffés, tandis qu'il se recroquevillait sous sa couverture. Le matin, pour faire sa toilette, ils devaient casser la pellicule de glace qui s'était formée sur le dessus des lavabos. A la ferme avec  ses frères, ils dormaient dans une chambre pas chauffée non plus. Ils se lavaient toujours dans la cuisine près de la cuisinière.  Elle avait l'impression qu'ils n'avaient pas vécu dans le même siècle. Elle qui se plaignait d'avoir été élevée chez sa tante, elle avait cependant une maison chauffée même si elle avait failli être asphyxiée à l'oxyde de carbone ! Ils avaient eu deux enfances différentes. Plus tard, ces différences avaient soulevé quelques petites difficultés  ! Difficile sur la nourriture, il parlait facilement des petits plats que lui cuisinait sa mère.
Il fallait découvrir la famille, voir le reproche des beaux parents ou belles sœurs, supporter  les cousins dont l'éducation semblait moins stricte que celle qu'ils donnaient aux leurs.
- Je veux une glace, je ne veux pas de chou fleur... Des enfants qui testaient les limites d'une éducation basée sur le développement personnel. On les laissait trouver la ligne de démarcation entre leurs souhaits et ceux des parents.
L'autre frère n'avait jamais pu avoir d'enfant. Ils avaient leurs animaux et surtout leurs chiens. C'étaient surtout les neveux qui profitaient de leur affection..

Son mari avait finalement beaucoup de qualités, trop même. Il avait eu cependant des faiblesses. Il avait une soif incessante de gagner: dans les jeux comme dans la vie. Par exemple aussi, il avait du mal à trouver les choses.  Les hommes se croient souvent très forts. Dana les pensait incapables de se remettre en question. Il avait toujours raison et se débrouillait d'argumenter pour avoir raison. Par conséquent elle se sentait toujours en tort. Elle seulement ? Ou les femmes en général. Elle ne s'était pas encore posé la question. Pourtant s'ils pensent en général sortir grandis des difficultés, quand les vrais ennuis se présentent, il n'est pas rare que ce soit la femme qui prenne le dessus. Plus tard, elle réagirait différemment. Elle réalisait qu'il se basait sur la logique. Ah cette logique très masculine !!! Ils oubliaient une chose : la logique dépend du jugement de départ.  Par exemple, un jour, le métro de Marseille s'était fermé après lui et Dana était restée sur le quai sans argent, sans billet, sans papier... Pour lui, la logique voulait que Dana prenne le prochain métro et que lui-même après un arrêt remonte dans le même. Pour elle, pas question de monter les mains vides. Elle avait attendu les mains vides. 8 métros étaient passés, il n'était jamais revenu alors que pour le même prix il aurait pu. Par peur des contrôles; elle n'avait pas cédé non plus. Chacun avait sa logique.

Il ne dansait jamais lors des fêtes. Même si son épouse devait rester assise maladroitement sur une chaise à digérer son mal être du moment. Lui se cachait derrière ses appareils photos. A certains souvenirs, elle eut du mal à réprimer un sourire. Il avait une de ces dégaines à la mer !  Blanc comme un cachet d'aspirine et sans tenue de bain appropriée, c'est alors qu'elle l'imaginait enfin mal à l'aise. Lui toujours apparemment si sûr de lui.  Alors, la piscine qu'il avait souhaitée chez eux ? Ce n'était pas pour lui, plutôt pour elle ! et à un certain moment, elle se lançait depuis l'échelle pour des longueurs pendant parfois plus d'une heure !
La migraine certains jours de congé encerclait son front comme un fer serré.  Il avait alors besoin d'obscurité. Plus tard il avait transmis ce problème à ses enfants. Le stress en était la plupart du temps la cause et la migraine se déclarait par contrecoup dans ses moments de repos. Le coup sur la tête qu'il avait reçu et qui l'avait presque assommé, en voulant sauter les deux dernières marches allant vers la cave, n'avait sans doute pas arrangé les choses... Il n'était pas trop grand pourtant mais il n'avait pu éviter la poutre en bas des escaliers de la cave.
Bref, tout semblait bizarre à Dana, même les attentions de son mari. Robin s'intéressait beaucoup à la photo, mais rarement aux portraits de famille. Parfois même elle avait dû photographier ses propres enfants et lorsqu'il faisait un cliché d'elle, ses agrandissements n'étaient guère flatteurs.
Et après son voyage avec des élèves en ancienne URSS ! Il avait eu là-bas des coliques néphrétiques, avait été soigné comme le peuple, dans des conditions assez déplorables, il faut le reconnaître. Mais pour lui c'était devenu énorme, il en parlait sans cesse, aux amis, au médecin. Il disait avoir peur du SIDA, à cause des seringues douteuses selon lui. Mais il avait tout naturellement souhaité faire l'amour. Une personne atteinte du SIDA et le sachant ou faisant des recherches, commettait certainement un crime lorsqu'elle avait une relation sexuelle non protégée. Et bien cela ne l'avait pas effleuré ! Comment interpréter ce geste ? Il n'y croyait pas vraiment à ses affabulations sur la maladie ? Alors pourquoi tout ce tapage, cette angoisse inutile... ? Peut-être un besoin de jouer un rôle social, une comédie plus ou moins consciente.

Ce n'est qu'avec les années qu'elle avait compris que tout cela n'était qu'un jeu de société et que ses opinions méritaient d'être réformées. Mais elle n'était pas vraiment sociable et encore moins mondaine. Et elle imaginait parfois, depuis son entrée dans ce monde, ce que sa réserve naturelle lui avait valu en réputation ! Timidité, fierté, manque d'intelligence ??? Ce n'était qu'un bouclier forgé d'un peu de timidité et transformé en armure par l'amertume de la vie. Ce n'était pas d'une grande utilité à présent, même lorsqu'elle essayait de faire des efforts car ses habitudes s'étaient ancrées en elle depuis si longtemps. D'ailleurs comment trouver des ripostes adéquates sans échouer misérablement ou sans trahir ses véritables pensées, la tempête d'idées contradictoires qui bouillonnaient en elle ou son éternel besoin de modestie qu'elle avait d'ailleurs inculquée à ses enfants et qui était loin d'être de règle dans la société ? Les vantards d'ailleurs s'imaginaient-ils que quiconque doté d'une once de subtilité accorderait crédit à l'affirmation d'une supériorité dans certains domaines... ? Et pourtant cela marchait ! Conclusion elle restait silencieuse avec pour conséquence que ses rares paroles, souvent de simples réponses à des questions précises semblaient à l'encontre de tout. Dans les repas de fête, la musique souvent trop forte emêchait d'ailleurs de parler. Comment prendre du plaisir dans ce genre de soirée ? pensait-elle.A part en classe, elle n'avait jamais été un bon orateur. C'est en partie cela qui l'avait mise en tant de difficultés. Comment trouver la tournure appropriée, vite, sans blesser, sans s'humilier, sans être infidèle à soi-même ? En pleine déroute, elle se taisait ou répondait par des banalités. Ce milieu nouveau, sa timidité, sa réserve naturelles la privaient presque de ses facultés mentales et la colère sourde par la suite la rendait presque agressive !
Nous étions une famille finalement heureuse, mais pas particulièrement démonstrative. La pluie, deux êtres côte à côte en silence. 
Je suis d'ailleurs toujours moins bavarde en vrai que par écrit.

La mère n'aimait pas décider. Robin s'occupait des papiers, des démarches... si bien qu'elle restait incompétente en la matière et en avait honte. Cette honte la paralysait. Sauf lorsque cela touchait un point important pour elle. Pour le reste à quoi bon faire une crise remarquée ! Mais parfois, elle s'en voulait parfois de ne pas savoir maintenir mon propre cap en famille ou en face de certaines personnes. Mais cela ne conduirait-il pas à des disputes ? Se disputer pour des riens ? A quoi cela servirait-il ? Les hommes, finalement,  sont d'une fixité totale inébranlable. Il fallait qu'elle apprenne à s'adapter.
Avec son mari bricoleur, ils se retrouvaient souvent avec une boîte  à outils, Robin penché et marmonnant ses conseils ou ses ordres.  Sa seule tâche consistait à lui tendre ou à aller chercher les bons outils, à l'aider à soulever des poids parfois énormes ou à prendre un coup imprévu !
Après tout, dans le miroir, elle constatait que son ventre était encore suffisamment plat, malgré ses trois grossesses, ses seins se tenaient encore parfaitement bien malgré les allaitemenst et ses cuisses n'avaient ni vergéture, ni cellulite peut-être parce qu'elle aimait nager, marcher...


Elle aimait en particulier le tableau chaleureux de ses filles qui faisaient avec elle de l'équitation et devaient ensuite étriller les chevaux. Elles prenaient un air absorbé et heureux. Elles aimaient l'immense écurie habitée par les piaffements et le manège qui sentait la sciure et le crottin.

Parfois elle criait, quand elle était excédée ou trop fatiguée et elle le regrettait. Pour les enfants, on veut toujours que tout soit pour le mieux et puis la vie vient se mettre en travers de vos projets. Elle n'oubliait jamais de faire la lecture à chacun d'eux avant de les embrasser et de les border dans leur lit.

Tous les parents en ce temps-là poussaient leur progéniture à obtenir les meilleures notes dans l'espoir d'un brillant avenir pour eux. Aujourd'hui devant tant de jeunes chômeurs, qui s'en soucie ?
 

Les enfants, même en grandissant restaient timides. Leur cousine se moquait d'eux et se sentait supérieure. Elle prétendait avoir " de la personnalité " comme si chacun n'avait pas sa personnalité. Mais certains confondent " écraser les autres ", se faire remarquer et " personnalité ".
Elle prenait plaisir à donner des conseils plus ou moins modernes ou pervers ! Du genre il faut connaître plusieurs hommes avant de se fixer. " Tu ne t'affirmes pas assez "... Et pourtant dans la famille, chacun se complaisait plus avec les anciens. Avec les jeunes ils recherchaient la compagnie, avec les vieux ils aimaient discuter car ils avaient un certain culte de l'histoire locale, nationale ou familiale qui leur donnait une vision du monde basée sur plus de sagesse. Il fallait juste la nettoyer de certains préjugés.

Chaque matin, en dehors de l'été excessivement chaud, elle préparait une flambée. Elle pliait et plissait des pages du journal local pour seconder les allume-feu. Dans la pénombre elle approchait son visage des braises rougeoyantes. Et elle passait le plus clair de son temps, surtout à sa retraite, dans la bibliothèque, près du feu ! Dehors, les rafales de pluie laissaient des milliers de gouttes lumineuses qui tombaient entre les branches des arbres ou brillaient suspendues à l'extrémité des feuilles !
Elle craignait de manger dehors dès qu'il faisait un peu frais. Tandis que les 4 autres portaient un chandail léger ou un simple tee-shirt de coton, il lui fallait non seulement un pull mais une veste matelassée. Comment  cette personne à sang froid avait-elle pu engendrer des créatures si à l'aise dans la nature fraîche du printemps ? Ils fuyaient le soleil, tous. Elle n'appréciait l'extérieur que lorsqu'elle sentait sa chaleur sur son dos. Pourtant avec les années, elle avait appris à s'habiller en superposant les couches de vêtements.

Au printemps, elle trouvait qu'il faisait encore plus froid à l'intérieur. A cette époque de l'année alors que dehors il aurait dû commencer à faire jour plus tôt le matin ou plus tard le soir, il faisait noir, un noir accentué par la pluie, une pluie froide, humide, hivernale qui donnait envie de pleurer.
- Il pleut, songeait-elle. Mais quand ne pleuvait-il pas dans cette région, en dehors des canicules de l'été ? Il suffisait de voir les coussins de mousse dodus sur les pierres, leur odeur douceâtre, les lichens qui montaient au tronc des arbres et couraient sur le sol... Au printemps, on entend  le concert des oiseaux affairés, pinsons, mésanges ponctué par l'appel ironique du coucou, l'hôte des bois dès les premiers jours d'avril ou la cascade de rires des pies. A l'automne, des feuilles s'entassaient sur les routes, les pelouses pendant que dans les jardins les gens s'affairaient, qui avec des râteaux, qui avec des aspirateurs souffleurs qui vrombissaient comme des hélicoptères. Récemment, un voisin avait même acheté une machine à broyer finement les feuilles. Cela lui rappelait ses années d'école. Mais aujourd'hui l'année scolaire n'avait jamais cessé de grignoter l'été. la rentrée s'était inexorablement déplacée vers Octobre et ils ne connaîtraient plus les vendanges, le fruit sous les feuilles roussies, les grappes juteuses...Elle aimait alors faire craquer les feuilles de platanes, mortes, sous ses semelles.

Surtout l'église, lorsqu'elle assistait à un concert lui paraissait froide. Il y faisait sombre et en plus, une fraicheur humide vous gagnait !  Même à travers les chaussettes elle sentait que le sol y était froid.

Leurs enfants étaient libres de suivre ou non les parents dans leur laïcité ou leurs grand-parents dans les croyances ou les obligations religieuses. Mais évidemment, ne pas les baptiser c'est tout autant les orienter que les élever dans une religion imposée... Ils étaient contre beaucoup de choses ce qui mettait leurs enfants dans une situation un peu complexe vis à vis des camarades. Le côté commercial des fêtes irritait surtout le père. Il ricanait devant les décorations du Père Noël coca-cola avec ses guirlandes mêlées aux étoiles.

Pendant les premières années, le plus difficile à supporter fut la monotonie du quotidien. L'étrangeté du quotidien aussi.  La plupart du temps, elle observait et se taisait. Elle ne se sentait pas obligée de remplir ses journées de paroles et elle ne savait quoi dire  à des personnes dont elle ignorait la plupart du temps les réactions. Elle aussi se sentait en quelque sorte étrangère... Comment chercher les sujets de conversation : le sport pour avoir un sujet à débattre ? Mais pour elle, le sport ne devait pas se passer à la télé... Ayant grandi en ville, elle se trouvait incompétente en matière de discussions agricoles. Mais avec le temps et les enfants, la routine était devenue une corde de sécurité rassurante, familière et tenait en échec l'ennui, la nostalgie du soleil de Provence.
Les enfants avaient eu leur père comme professeur. Ce n'était pas génial. Ils l'appelaient monsieur et un jour d'émotion la fille aînée l'avait appelé " maman " devant ses camarades. Et s'ils n'étaient pas à jour pour leurs devoirs et leurs leçons, le père le savait et les interrogeait exprès. Ils devaient montrer l'exemple.
Son mari avait souhaité une piscine. Il nageait à peine. Elle sentait bien que c'était sans doute une façon de lui faire plaisir. Mais comment comparer une piscine dans cette région assez souvent nuageuse et la mer ensoleillée de la Méditerranée ?
Un jour il avait même installé un toboggan plongeant dans celle-ci et comme personne n'osait commencer Robin avait essayé. le pauvre, cela avait conduit à des éclats de rire car les quelques cheveux rabattus au sommet de son crâne pour tenter de dissimuler sa calvitie étaient retombés sur ses oreilles.

Elle était depuis les débuts une super-prof bien notée. Mais dès son arrivée près du lieu de naissance de son mari elle s'était retrouvée à former des gosses voués à l'exclusion, dans les quartiers défavorisés. Et elle s'y était mise avec application. Le jour des courses, il fallait remplir ces chariots de supermarché qui étaient loin d'être des instruments de précision. Il fallait toute la force des poignées et une  assez bonne connaissance de l'engin, chaque fois différent ! pour le maintenir dans le droit chemin. De plus en plus il leur fallait s'y mettre à deux pour les diriger tellement il était lourd avec 3 enfants.
Pour les vacances, soit ils voyageaient, soit ils allaient au Cap d'Agde. Les enfants ont adoré cet endroit. Ils y avaient vécu tant de bons moments. Et puis le temps a passé. L'appartement a été vendu. Les enfants le regrettent encore. Pour les voyages ces mêmes enfants avaient découverts pas mal de pays pour leur âge. Ils avaient assisté à des tounages de frilms qui les avaient passionnés. Ils voyaient pour la première fois dans une sorte de désordre voulu, courir les figurants. Ils admiraient la maquillage des artistes. Le réalisateur agitait les bras. Dana elle-même n'oublierait jamais le tournage de Borsalino à Cassis et le fait de s'être trouvée nez à nez avec le regard bleu d'Alain Delon.

Et puis il y avait eu ce cancer.
Quelques jours plus tôt, elle avait appris qu'elle avait un cancer des ovaires. Elle n'avait même pas été surprise. C'était comme ça. C'était le risque de vivre et puis elle n'avait jamais cherché ni une vie aseptisée, ni des protections absolues contre les heurts de l'existence. Objectivement c'était un sale cancer : l'une des formes qui évoluaient sournoisement et très vite et qui se soignait, à l'époque, le moins bien. De nouveaux médicaments apparaissaient mais pour l'instant ils n'agissaient pas toujours et se contentaient de prolonger un peu la durée de vie des malades. La tumeur n'avait pas été détectée assez tôt et les examens avaient révélés quelques débuts de métastases.
A ce stade, il n'y avait plus grand chose à tenter; on lui avait fait tenter un traitement lourd : un cocktail de chimiothérapie intense avec cisplatine et de radiothérapie.

 

Les médecins ne lui avaient pas donné beaucoup d'espoir. Dans le couloir, le médecin avait annoncé à son mari qu'elle n'avait plus quelques mois à vivre. Mais c'était sans compter avec son obstination, son rejet de la peur, sa persévérance à vivre, à élaborer des projets. Peut-être avait-elle en elle comme certaines femmes, une résistance inébranlable. Les médicaments pour dormir, elle ne les avait  jamais pris car elle n'était pas favorable à ce genre de médication. A cette époque du moins, parce qu'elle était mère. Contrairement à ce que les médecins, les gens avaient dit et pensé, elle avait gardé l'espoir. Comment  pouvait-on laisser l'espoir s'en aller ? Toute sa vie, elle avait appris que  chaque difficulté, si inconcevable soit-elle, avait sa solution, alors pourquoi elle-ci serait - elle différente ? Depuis qu'elle avait vaincu la maladie qui l'avait si soudainement assaillie, elle luttait pour ne pas perdre le contrôle de son existence à cause de la peur, de la pitié... C'était cela surtout le calvaire. Plus personne n'ose vous regarder dans les yeux. S'il ne te restait que quelques mois à vivre, souhaiterais-tu les passer dans une ambiance pareille ?On pouvait la plier, mais jamais la briser. Elle n'avait même pas eu comme beaucoup dans son cas la tristesse de perde ses cheveux et le traitement radical avait à peine atténué un peu plus ( c'était le retour en France qui l'avait bien atténué )   le scintillement encore plein de jeunesse de ses yeux. A l'hôpital, perchée sur ses hauts talons, une psychologue s'était avancée vers elle. Elle parla peu car cette femme déformait tout. Interprétait tout en fonction d'un cliché préétabli. Elle réalisa très vite que cette femme ne pourrait jamais comprendre malgré son apparence professionnelle et qu'elle n'avait pas besoin d'elle.

L'odeur d'hôpital ne lui avait jamais fait peur. Les effluves de désinfectant  n'annonçaient rien pour elle de définitif. Dans la chambre de la clinique, accroché au plafond, un téléviseur diffusait un film qu'elle ne regardait même pas. Elle observait sa propre pensée ou les murs gris ou les œuvres d'art standards. Dans la salle de réanimation, elle avait l'impression que les gens autour d'elle bougeaient au ralenti. Le frou-frou  des vêtements semblait amplifié. Sa vie était suspendue à un fil très mince. Le médecin l'avait annoncé le matin à son mari. Les voisins, les anciens amis, elle ne se sentait pas l'âme charitable pour les appeler autrement, la saluaient poliment en évitant son regard et fuyaient de plus en plus sa compagnie comme si le cancer, le malheur pouvait être contagieux. Ce n'est pas donné à tout le monde de pleurer au milieu des autres.
La même mine de regret sur tous les visages, les mains qui s'agitent maladroitement, les distorsions. A l'hôpital sous perfusion, il lui faut encore écouter le lamentable problème de son visiteur.
- Nous allons démarrer le traitement et nous allons voir comment votre épouse y répond. mais en considérant les métastases et l'agressivité de ce cancer... Je dirais entre deux mois et 6 mois, deux ans au grand maximum.
Robin le dévisagea. Avait-il bien entendu ?  Trois enfants dont le plus jeune n'avait que 8 ans. Ils ne pouvaient pas perdre leur maman, c'était impossible. Une telle chose ne devait pas arriver. Dana le regarda calmement.
- Il existe toujours une petite chance qu'ils se trompent. J'ai l'intention de me battre dit-elle avec un sourire.
Son visage était gris cendre, mais elle montrait une détermination que Robin savait issue de son calme face à l'adversité, d'une volonté obstinée. Elle avait besoin de cette volonté, de cet oubli en dehors des traitements, de la maladie, pour livrer le combat le plus important de sa vie.

Finalement, après le traitement, elle ne s'était plus jamais considérée comme atteinte d'un cancer. Elle n'en parlait plus. Elle continuait sa vie tout simplement.. La compassion ne serait pas un des sentiments les plus nobles en réalité, c'est de la pitié que les gens ressentent.


Mais elle avait guéri et pour occuper son temps pendant cette période de longue maladie, elle avait écrit des livres. Son premier vrai roman car depuis toujours, elle aimait écrire. C'était bien la seule chose qu'elle aimait autour de l'écriture ! car aller voir les libraires pour se faire connaître, rencontrer les gens... Non, elle n'avait jamais aimé et vite arrêté ce genre de choses...
- Donc, lui disait-on, c'est votre premier roman
- Oui en effet
- Je l'ai beaucoup aimé. Mais c'est l'intonation qui donnait le véritable sens de la phrase. Si le ton était revêche, il venait contredire les propos élogieux !.
- Merci. C'est une histoire, un récit. ( Malheureusement pour elle le sujet venait de Robin ! encore une fois elle s'en rendait compte, elle avait été manipulée par lui !!! Quand serait-elle vraiment elle-même et le serait-elle un jour ?) Il faut créer pour toi se disait-elle et non se soucier de ce que pensent les autres. Elle aurait aimé que son mari accepte sa vision. Mais commercialement c'était une idée perdue d'avance ! Son inspiration  ? Elle notait les impressions de déjà vu après des lectures, des moments particuliers. Elle griffonnait sur des papiers.
Les personnes donnaient la fausse impression de vouloir lire dans ses pensées. Mais tout était faux. Ce n'était que du cinéma pour vendre, non pour s'intéresser à la personne. Et elle, elle cherchait désespérément quelque chose d'intelligent à dire !
Pourtant, la plupart des critiques avaient été bonnes. Mais elle avait reçu de nombreuses lettres de refus et même lorsque les éditeurs disaient du bien de son roman toujours y avoir manqué le coup de coeur définitif qui puisse transformer son manuscrit en un vrai livre. On lui racontait qu'elle savait faire pénétrer dans une histoire, qu'elle avait réussi certains passages... Bref quand on ne l'informait pas dans un style lapidaire que son roman n'appartenait pas à la ligne éditoriale défendue par la maison. Ses interlocuteurs signaient " comité de lecture " et semblaient accablés par des tas de manuscrits dont ils essayaianet bien plus de se débarrasser que de choisir parmi ceux-là celui qu'ils pouvaient publier.
- J'en suis heureuse vraiment, mais tout cela lui semblait sonner creux : les compliments, les réflexions autour de son livre... Comment répondre à ce qui avait simplement rempli le vide laissé par la maladie, la vie. Ce n'était pas seulement un récit mais une question de survie. Elle n'avait pu s'empêcher de mettre un point final à cette mascarade. Elle en eut vite assez d'essayer de fournir des réponses claires et réfléchies.

Dana  était une femme tranquille, réservée, plutôt timide. Elle n'avait pas l'habitude de se laisser aller. Son corps résista à la peur des autres et elle emprisonna la sienne.
Comme si la page était tournée, elle refusa d'en parler même aux enfants et fit preuve à tous moments d'un réel sens pratique. La vie continuait, les soins n'étaient qu'une parenthèse. Elle refusait surtout de voir et d'entendre les réactions des autres quand plus personne n'ose vous regarder dans les yeux, quand chacun est certain qu'il vous reste peu à vivre... Comment trouver le moral et la force dans une ambiance pareille ! Elle avait décidé que seule, elle s'en sortirait mieux. Elle s'était juré de ne pas se laisser abattre, de lutter de toutes ses forces pour faire reculer la maladie et pourquoi pas pour guérir. Et n'avait-elle pas réussi malgré les dires de tous ?
Combien de fois elle aurait pu se dire qu'il valait mieux ne plus se lever, que ce pourrait être agréable d'arrêter de lutter. Mais avec tout ce qu'il y avait à faire dans une maison avec des enfants. Tout cela nous porte, nous pousse à agir, à résister ... Et c'est quand le cauchemar s'était éloigné qu'elle avait abordé le sujet pendant les vacances à Malte.

- Et tu le sais depuis quand ? avait dit l'aînée des enfants.
- 5 ou 6 mois.
- Pourquoi tu ne nous a rien dit ?
- Pour vous protéger.
- Tu nous laisses déballer nos petits problèmes sans juger bon de nous dire que tu as un cancer !
- Tu passais les épreuves du bac de français, c'était une période stressante pour toi.
Elle avait profité de cette période pour écrire un livre. Pourtant à cause de sa pudeur maladive, comment appeler ça ??? elle refusait les publicités trop voyantes. Elle avait non seulement le trac d'avoir à signer des livbres, d'avoir à inventer des formules gentilles à écrire qu'il lui arrivait de ne plus savoir écrire certains mots. Mais en plus, elle détestait devoir faire ce cinéma pour la vente de plus de livres, pour un éditeur surtout plus que pour elle.  Pourtant elle était sensible au courrier de ceux qui aimaient ses livres. C'était sans doute plus intime. Voilà, ce n'était pas son truc et pourtant sans cela on ne peut pas réussir.

Le mari avait commencé son besoin d'évasion qui le poursuivrait longtemps. Elle avait consacré sa vie aux trois enfants et elle restait pour eux à la maison pendant que lui continuait non seulement de façon imperturbable sa vie mais ajoutait de plus en plus des occupations supplémentaires, des voyages scolaires. Tout, depuis qu'il avait  réintégré son village l'accaparait : les voisins, la famille, les amis, le travail. Même des voyages soi-disant scolaires qu'elle-même aurait refusés pour rester avec ses petits. Lui, les recherchait. Pendant ce temps tout ce qu'il y avait de plus vivant en elle était atteint. Morne, elle refaisait sans cesse une sorte de bilan : il était égoïste, toujours attiré par ce qui pouvait le mettre en valeur. Prêt à n'importe quelle trahison ! Il se laissait attirer par ses collègues comme dans une toile invisible et une angoisse furieuse montait en elle. Il avait même par un défi lancé par une prof d'histoire, accepté d'embrasser une russe devant ses enfants, pendant un voyage lié aux cours de cinéma du Lycée et auquel pour une fois il avait amené la famille. Que faisait-il alors au Mali, en Russie ( URSS ), lorsqu'il était seul ? Rien de bien grave sans doute, mais la rage brûlait Dana.

Jamais au Maroc Robin ne s'était comme ici enterré dans les occupations, l'évasion, la culture. Il laissait alors sa femme dans la maison, dans le village qu'elle ne connaissait pas et avec pour seul horizon la maison, le travail, les soucis. Au fond pourquoi entassait-il des centaines de choses dans sa tête comme dans la maison d'ailleurs ? Sans doute pour laisser peu de place  à la réflexion sur la vie, mais aussi pour attirer l'admiration même s'il donnait dans la modestie. C'était sa faiblesse. L'angoisse en était une autre. Par exemple sa peur d'avoir attrapé le sida dans un hôpital d'ancienne URSS. Était-ce vraiment de la peur ? Y croyait-il ? C'était ambigu. Il y croyait au point d'en parler même au médecin et pourtant il n'y croyait pas puisqu'il ne cherchait pas à protéger ses relations sexuelles  ?

La mère devait se débrouiller avec les enfants et le fils avait souhaité aller voir la neige. C'était la première sortie sans décision du père. Le voyage avait été long, de plus on ne pouvait pas rester longtemps sur les lieux. Mais garçon et chien avaient batifolé comme des fous dans la neige fraîche et blanche avant de repartir.

Pourquoi les filles étaient-elles jalouses entre elles ? Elles n'avaient rien à envier l'une à l'autre. Quand elles étaient petites et même après il fallait sans cesse interrompre les prises de bec et réparer les dégâts sur le moral !

Le petit garçon était souvent distrait pendant la classe. Rêvait-il à ses bois? Les enfants, dans leur petit village, parce que leurs parents étaient professeurs se trouvaient en général être les souffre-douleur de leurs camarades et même parfois des maîtres. Avec l'âge les choses s'étaient un peu améliorées.
Il se défoulait dans le sport, l'athlétisme. Avec quel plaisir il contemplait et faisait contempler ses " tablettes de chocolat "?

La devise du fils depuis l'enfance était : " pense par toi-même " et c'en était au point qu'il s'opposait à beaucoup d'idées arrêtées de son père et cela quasi systématiquement. Il s'était immédiatement braqué contre l'idée d'être modelé en version miniature de son père ! Maintenant adolescent elle voyait le corps de son fils sauter dans des détentes incroyables. C'était lui l'athlète maintenant. Qu'il en profite. L'enfant en lui se bagarrait avec l'adolescent comme pour lui dire : " Laisse-moi jouer encore un jour "! Il se passionnait pour la nature, la regarder, c'est ce qu'il aimait; il partait seul dans les bois depuis l'enfance avec une boussole ou pour courir. Il s'intéressait aux grands arbres exceptionnels depuis qu'il avait découvert les séquoias d'Amérique. A une semaine du bac, il aidait un copain qui triplait, donnait le biberon à des hérissons qui avaient perdu leur maman... tout plutôt que de penser au bac auquel il ne croyait plus; alors qu'il allait l'avoir après l'avoir travaillé seulement 15 jours, sans rattrapage et avec un résultat près de la mention. Voila leur fils ! Celui qui suppliait sa maman d'aller jusqu'à la neige, quand papa était absent. Un long voyage pour remplir un court instant ses yeux de bonheur tandis qu'il se vautrait dans la neige aussi enthousiaste que le chien. Tout petit il avait été ému de traverser les nuages en allant en Andorre; il avait admiré l'eau turquoise ou saphir des calanques à Marseille, les voiliers blancs ancrés côte à côte, dans le port de plaisance du Cap d'Agde qui rivalisaient d'éclat sur la surface miroitante des eaux; depuis l'étage de son lieu de vacances il suivait le jeu des voitures dans les parkings : un admirateur, un rêveur, un poète déjà.

Au fil des années, l'énergie de Dana s'était épuisée. Pour son fils, elle n'avait pas surveillé les devoirs avec la même fermeté au-delà de la classe de 5 e et, lorsqu'elle devait le gronder, sa voix n'avait plus la même autorité, son courage n'était plus celui qu'elle avait puisé pour les aînés et il en avait profité. Il faut dire aussi que lorsqu'il avait passé le cap de cette classe, les filles préparaient des examens et l'accaparaient aussi.

Puis, la maladie du fils, plus tard, son caractère qui en avait pris un coup, sa différence... l'avaient mise à genoux et elle n'osait plus s'affirmer face à lui. Et depuis elle n'osait presque rien exiger des petits enfants. Exiger le terme est un peu fort. Mais elle était déstabilisée face à la jeunesse. Tout laisser faire. Tout surveiller ? Etait-ce de son domaine ?

Son fils provisoirement réconcilié avec sa mère consentit à déjeuner, mais très vite il repoussa l'assiette. La mère en fut contrariée. Il n'était guère dans les habitudes de cet affamé perpétuel de ne pas finir un repas.

Il est certes difficile de perdre un parent, mais aucun parent n'a envie d'imaginer ce que ça ferait de perdre un enfant. Cette douleur-là bien qu'elle ne la quittât jamais, elle l'étouffait pour faire face avec courage.

 La maladie du fils, faisait  qu'elle avait besoin de démontrer plus fortement sa sollicitude. Son mari répertoriait scrupuleusement  les dossiers, les factures... S'occuper des enfants  prend beaucoup de temps, songeait-elle même si l'idée la fit se sentir un peu coupable..

Ce fils était passé brutalement par des expériences tellement irréelles et embarrassantes pour son âge. Il avait fallu aller dans un centre hospitalier d'une grande ville? Un docteur lui avait tendu un petit flacon en forme de coupe en lui disant de se masturber dedans.

 Puis elle avait contemplé son beau garçon complètement défait par le traitement contre son cancer. Il défaillait, il avait l'air exsangue. A chaque événement grave de la vie, elle s'était de plus en plus isolée dans son univers, un univers qui n'appartenait qu'à elle et où le besoin d'être seule laissait peu à peu place au vide. Pourtant les épreuves l'avaient renforcée, seule la mort de son fils, victime à son tour d'un de ces cancers,  aurait tué quelque chose en elle.  Et il fallait être forte, faire bonne figure, comme si de rien n'était.
On ne l'avait pas conduit à l'étage  coloré des petits. Il avait 20 ans et se retrouvait à l'étage oncologie avec les vieillards en fin de vie. Au milieu d'eux, il avait un air de bébé désemparé ! Les autres autour étaient chauves déjà, souffrants, gémissants même parfois, les veines gonflées et bleuies par les toxines. Le regard des gens de chaque famille exprimait indifférence ou terreur nue. Les malades pour la plupart n'exprimaient aucune peur. Comprenaient-ils la gravité de ce qui était en train de leur arriver ? Sans doute mais ils manquaient de force pour réagir. Le calme impressionnant était-il engendré par l'ignorance ou l'acceptation ?  Le jeune homme avait fini par se raser les cheveux, par défi, car lorsqu'il passait la main sur sa tête, les mèches se détachaient par touffes.
A son entrée en clinique, une jeune femme était venue donner ses soins. C'était la première fois qu'il regardait vraiment et longuement une femme...

Ce n'est pas cela qui faisait le plus de mal à Dana. Mais de le sentir atteint, souffrant, lui si peu fait pour souffrir; et humilié, et aigri même contre elle, du fond de son humiliation, incapable de supporter qu'elle assistât à cette souffrance, comme incapable de l'endurer seul. "Je vais étudier, je ne veux plus étudier" ... Il n'avait l'intention ni de l'un, ni de l'autre. Il se complaisait dans ce flou comme une menace contre elle qui le soulagerait. Cela ne lui apportait aucun soulagement et il le savait. Il se complaisait dans sa menace. Il en jouait méchamment non comme pour la punir, mais plutôt comme s'il se fût vengé sur lui-même.

L'école retire les enfants de leur cocon parental. Elle leur apprend à martyriser ou à être martyrisés. Elle leur apprend la cruauté. Ils découvrent que hors de la famille, ils ne sont pas des petits rois. Mais c'était un passage obligé sans doute pour se socialiser. La maladie, la fac, le mariage l'avaient mûri et elle avait l'impression de ne plus le connaître. Depuis, la gêne ou l'incompréhension présidait dans leurs rapports. Plus tard l'homme qu'il était devenu, elle avait du mal à l'identifier à l'adolescent dont elle avait gardé le souvenir. Avait-il depuis sa maladie, acquis cette tendance à détruire tout ce qui lui faisait du bien ou avait-t-il beaucoup de malchance ?

Les enfants ne sont pas le prolongement de nous. Ils ne sont pas le bras armé de nos rêves. Parfois ils mettent du temps à s'en rendre compte. D'autres fois ils se révoltent plus tôt. Le fils s'était révolté. Pas trop méchamment mais fermement...
Les mots familiers prenaient un autre sens. Il était dur de voir filer entre ses doigts, comme de l'eau, la joie de les revoir. Elle se transformait en moments déconcertants. C'était moins net avec les filles.  Pourtant, tant qu'il s'intéressait aux bêtes, à la beauté de la nature, c'est qu'il tenait encore assez bien la barre. Il avait encore tant de choses à découvrir et pour cela il fallait s'accrocher. Du moins c'est ce qu'elle pensait. Mais le mariage était devenu pour lui, très vite, la solitude. Heureusement, il y avait ses garçons. Et c'est dans cette solitude douloureuse que les mots et les pensées de ses si beaux poèmes avaient pu éclore.

Elle les avait tous aimés. Elle avait eu l'ambition de suivre leurs études, de les soutenir dans leurs efforts mais avec son travail, la maison, les animaux, chiens, chat, lapin, il lui arrivait de baisser les bras pour le 3 e enfant. Et le jeune adolescent révolté avait trouvé la brèche pour s'imposer. Chaque enfant était un don de la vie. Le souvenir des bras souples autour de son cou ou des grands yeux qui l'avaient regardée. Elle s'était fait la promesse de donner ce qui apparemment lui avait manqué : une aide pour le travail, une véritable affection faite de compréhension même si elle restait un peu réservée et peu encline aux marques bruyantes, affectées ou trop visibles. Curieusement, maintenant qu'ils étaient adultes, elle se surprenait à détester tous ceux qui les faisaient souffrir même lorsqu'elle les connaissait peu ou pas.  Cette inquiétude d'une mère pour ses enfants ne s'atténuerait  donc jamais?

Elle avait selon les jeunes, tendance à être trop présente. Mais pour les enfants, il ne suffit pas de les élever, de leur acheter des chaussures et des livres d'école; car même si l'éducation est dite gratuite, elle coûte très cher et après, il faut encore les lancer dans la vie, les aider à trouver un travail.
 Elle avait débuté à leur naissance pour se poursuivre indéfiniment. Ils en arrivaient pour cette raison à être même parfois cruels avec elle. Et elle avait du mal à comprendre sa faute. Contrairement aux psychologues elle avait tendance à penser que parfois il vaut mieux ne pas revenir sur le passé. Mais contrairement à son mari qui fuyait les conflits, elle s'était chargée de toutes les discussions orageuses qui émanaient pourtant très souvent de l'angoisse du père.

Les filles doutaient parfois que les parents se faisaient autant de souci pour elles que pour le frère et qu'ils les aimaient autant. Mais le père gardait encore en lui la fierté d'avoir un fils transmise par les générations. Un fils qui s'était fait attendre. Et l'amour d'une mère pour ses filles pourquoi s'exprime-t-il moins concrètement ? Il y a aussi de la fierté face à la société et face à l'inconnu. Une fille c'est du connu pour une mère qui a été fillette puis adolescente avant d'être mère. Un garçon est pour elle un mystère.

La perspective de certaines journées de solitude, depuis que les enfants étaient partis s'étendait comme une route aride à parcourir pour Dana.
Le travail de bricolage en commun n'était plus guère qu'une fatigue où elle n'avait aucune initiative et qui n'était souvent qu'une occasion de discorde sans paroles; surtout depuis le jour où il lui avait écrasé l'ongle d'un pouce en lâchant trop vite un objet lourd.
L'été dans leur enfance, dans leur adolescence comme plus tard à l'âge adulte, ils aimaient tous se retrouver près de la piscine. Dans le bois, les enfants pouvaient enfin se défouler en courant partout, en sautant dans l'eau ou même en jouant à construire des cabanes. On mangeait des glaces, on faisait des grillades... comme toujours, les hommes se rassemblaient autour du barbecue. Phénomène curieux ! Des hommes qui en temps normal affirmaient ignorer totalement comment on fait cuire un morceau de viande dans une poêle devenaient des virtuoses accomplis quand il s'agissait de cuire à point une viande sur un barbecue.

Son fils avait été une énigme pour elle dès la petite enfance. D'abord parce que c'était un garçon et qu'elle n'en avait connu que rarement. Elle n'avait que des cousines. Ensuite parce qu'il était à la fois paresseux et intelligent.
Pour une raison inconnue, l'enfant avait très tôt décidé que rester dans un landau ou une poussette lorsqu' il était réveillé, était totalement absurde et il protestait bruyamment. Pourtant c'était à son âge le meilleur moyen de prendre l'air sans risque et sans obliger les adultes à le porter ! Son mari et elle se disaient que c'était à eux de prendre le contrôle. Il aimait courir. tandis que ses pieds martelaient le sol, son esprit s'évadait. A l'école il jouait aux bielles et se révélait très fort.Il reporta quelques trophées tout en protégeant ses larges plages de rêverie solitaire. Il laissait vagabonder ses pensées, apprivoisait déjà les mots pour exprimer plus tard en poésie ce que lui inspirait le monde et dans de très beaux poèmes qui trahissaient la plupart du temps son immense incompréhension. Cet élève brillant à l'école qui suscitait autant l'admiration en sport qu'en études, devenu paresseux, encore plus rêveur, avait choisi un métier manuel.

Malheureusement, peut-être au contraire aurait-il, dès l'enfance, voulu s'imposer et éveiller en lui l'instinct protecteur qu'il possédait, surtout vis à vis de sa mère. Elle était batailleuse, le père un peu autoritaire et cela ne convenait pas à son tempérament....

Plus tard, il était capable d'avoir des lectures scientifiques, de faire des expériences, de se passionner même pour des thèmes ardus dès le plus jeune âge : les grands arbres du monde, les rapaces, la météo et l'évolution des climats  et en même temps d'écrire un beau poème ou de dessiner de façon très correcte. Mais son besoin de franchise, de modestie, de paresse même, le poussaient vers des métiers plus manuels.

À une certaine époque, il haussait les épaules à tout ou se mettait en colère comme méprisant ce qui venait de son passé. Fierté de se débrouiller seul ? Peur d'amollir son attitude apparemment sereine mais réprobatrice ? La mère le regardait parfois, il avait toujours sa silhouette vigoureuse. Il était presque attendrissant par la révélation de son courage face à la vie et la sévérité qu'il opposait à un monde qu'il méprisait plus ou moins. Il était tellement excessif. Elle comprenait qu'il y avait en lui quelque chose qu'elle ne pourrait jamais vaincre ou calmer. Cet enfant devenu homme était parfois devant elle comme un étranger, semblant se
souvenir beaucoup plus des douleurs qu'il devait à ses parents, à sa vie passée, que des joies.

Ce qui lui manquait, dans sa vie d'étudiant, c'était le calme des bois, le goût des fraises sauvages...

Il aimait l'affrontement verbal. Avec lui, les conversations ressemblaient davantage à une joute. C'était souvent dans ces circonstances qu'il s'épanouissait le mieux. Cela lui permettait de défendre les points forts de sa révolte intérieure.
A quoi bon essayer d'imposer sa volonté à un tel adolescent qui possédait déjà une volonté propre bien affirmée. Après tout nul n'était obligé de suivre la voie de ses parents. Sinon, le monde n'évoluerait jamais ...
Robin, lui,  ne supportait pas bien la contradiction. Dès qu'une chose échappait à ses schémas, elle était sans valeur ou mauvaise.

Plus tard, avec son métier, le jeune homme avait obtenu un buste particulièrement musclé, mais il avait un léger regret pour sa silhouette plus fine de coureur.
- Salut, disait-il. Tu n'as pas répondu à mon appel.
- Le téléphone ne marche pas ces jours-ci. C'était urgent ?
- Et les portables, ça existe.
- Il n'y a pas la moindre couverture réseau ! Les gens ne pensent jamais aux zones blanches !
Ils étaient en effet restés 51 jours sans le téléphone, au 21 e siècle... Pour le portable, ils étaient en zone blanche, les enfants auraient dû le savoir ! Et les cartes défilent vite !!!

Pour eux, il avait fallu se mettre aux forfaits, adopter de nouveaux systèmes, se moderniser.
- Je suis décidé à me refaire le dessin des tablettes de chocolat sur le ventre, avait-il dit en plaisantant.

Dans un premier temps, malgré sa volonté, il s'était blessé. Sa charpente, sa musculature,  étaient désormais trop lourdes. Il avait persisté, insisté et avait réussi à obtenir des places honorables en course. Quand il voulait, quand il aimait quelque chose il était capable de déplacer des montagnes.

Son métier contrairement à ce que l'on aurait pu penser semblait l'apaiser. La pose des voliges, des tuiles, des ardoises n'était pas qu'un ensemble de mouvements répétitifs, même si certains gestes parfois l'étaient. Il se déplaçait méthodiquement le long du toit, ajustait ses matériaux, posait des repères enfonçait ses clous, recommençait... tout en méditant, tout en vagabondant par la pensée. Par contre son épouse demandait plus d'attention qu'il ne pouvait lui en donner. Aimait-elle ses enfants ? On pouvait se le demander. Dès que possible elle se séparait d'eux ou les empêchait de grandir pour mieux les tenir : la sieste, la garderie...

Pour ses filles ? Ce qui leur manquait c'était de l'aide pour la maison.  Aussi parfois la vaisselle s'accumulait ou la poussière...

Le refrain avait changé : Ce n'étaient plus des films que demandaient les enfants mais des IMac, IPod, des baskets de marque, des parfums...

Et puis soudain, pourquoi ses enfants la rejetaient-ils ? Était-ce dans son imagination ? Était-elle trop égoïste ? La vieillesse vous rendait-elle plus sensible ?  Pourquoi les enfants grandissent-ils si vite et semblent même vous rejeter plus tard ? Pourquoi les ambiances de printemps, les journées simples et agréables deviennent-elles si rares ? N'est-ce pas plutôt nous qui changeons ? N'est-ce pas parce que les sphères de vie de chacun ont du mal à se rencontrer ?

Y aura-t-il un jour aussi un vrai plan de paix mondiale, un autre de lutte contre la pollution ?

Petits et grands ne se rendaient pas compte qu'ils vieillissaient. Les parents devenus vieux adoraient les voir tous assis à la même table en train de papoter. Ils essayaient toujours au-delà des querelles de leur faire comprendre que dans cette petite communauté familiale, ils devaient être proches les uns des autres, en tant que frère et sœurs. La vie avait changé pour eux. Ils allaient même au concert comme lorsqu'elle était étudiante. Pourtant elle ignorait beaucoup de choses en musique. L'artiste était-elle douée ou simplement bonne ? Elle n'y connaissait rien. Mais peu importait. La musique étourdit, la trompette, le clavecin s'insinuent en vous. Les mains du pianiste courent d'un bout à l'autre du clavier en entrainant son buste.

Dana n'avait jamais eu l'habitude de faire très attention à son aspect. De quoi avait-elle l'air ? Donnait-elle l'impression d'une personne sérieuse avec sa veste et ses jeans bon marché, ses baskets ? C'est après le départ des enfants qu'elle avait commencé à penser par exemple au parfum. C'est Istbelle, sa seconde fille qui lui avait expliqué qu'on vaporisait d'abord sur ses  poignets avant de passer ces derniers sur le cou. Elle finissait par trouver ce geste beau et le parfum se répandait autour d'elle.

 Ils avaient connu la difficulté d'aider un enfant à choisir un métier, de se débarrasser des prèjugés de chaque époque. Les arts plastiques ne mènent à rien. Tu es un garçon tu as la chance de pouvoir faire des études scientifiques. Étions-nous capables de les aider vraiment ? Notre fils, conseillé par son beau-frère nous avait fait part de son renoncement à un projet: devenir prof de sport. Il allait s'inscrire dans une fac de sciences. Était-ce le bon choix ? Plus tard, devant la décision du fils du fils de devenir artisan et de créer son entreprise, la famille laissa tomber ses idées préconçues. Le seul regret profond, c'est que c'était un métier dangereux.
Pendant l'adolescence et même après les enfants avaient assez souvent réagi en opposition avec les parents. Au début c'était surtout pour ennuyer leur père, pour s'opposer à ses idées un peu strictes. mais plus tard ils avaient essayé de se conformer à l'image qu'ils souhaitaient de leurs enfants. Combien d'années il faut aux grands et aux petits, aux vieux et aux jeunes pour qu'ils se rendent compte qu'ils ne sont ni le prolongement des parents, ni le bras armé de leurs rêves... Nos heurts sont la révélation que nous sommes autres et que nous ne nous connaissons pas vraiment.
C'est vrai qu'il lui arrivait de juger plus facilement les conjoints que ses enfants qui n'étaient pas non plus sans défaut. Mais elle les aimait tant et elle en voulait à ceux qui les faisaient souffrir. Depuis elle en voulait un peu au mari de son aînée qu'elle jugeait être un grand maladroit. C'est vrai qu'indirectement il avait du mal à admettre ses fautes, parfois il discutait à l'infini avec son épouse et indirectement, inconsciemment aussi il la culpabilisait. La mère de ce gendre en rajoutait une couche.

La mère qui ne critiquait jamais ouvertement était blessée par tous. Cette belle-mère d'une fille était venue chez elle au plus fort des problèmes de leurs enfants. Dana s'était montrée froide. Elle l'avait même vouvoyée. Et cette dame la prenait hypocritement par les épaules : " Je vais être bien entourée chez vous " !!!  Alors que notre but était seulement de permettre à notre fille de la voir en même temps que nous pour éviter un long voyage. Mais en même temps elle était capable de dire à Karine, l'épouse de son fils carrément qu'elle était jalouse, trop exigeante pour ses filles et sûrement pas bonne " au lit " puisque son fils cherchait ailleurs. Le tout d'une voix douce, uniforme, mielleuse et tellement hypocrite !!!
Dana était révoltée. Elle n'aimait pas cette attitude qui lui semblait fausse. Elle ne lui reprochait pas de prendre un compagnon, depuis la mort de son mari, elle trouvait seulement qu'elle n'avait même pas attendu un mois de solitude et savait que ce nouveau compagnon était connu d'elle depuis longtemps. C'était son ancien patron qui l'avait promue à un poste pour lequel elle n'avait pas les diplômes et chez lequel elle les avait tous invités il y a 8 ans. Quel malaise d'ailleurs...
Puis elle se reprenait, on ne connait jamais totalement quelqu'un et cela ne te regarde pas. Mais elle était gênée jusqu'au plus profond d'elle-même.
Parfois, Dana laissant déborder son monde intérieur avec soulagement se penchait vers la nature. Les jours brûlants d'été, les nuits opaques des jours de mauvais temps égratignées par instants de longs éclairs blancs. Toutes les bêtes des ténèbres se taisaient, comme en attente. Seuls les faucons qui habitaient en haut de la maison et les oiseaux du grand cèdre échappaient par moments un léger bruit ou jetaient un appel plaintif. Durant ces soirées oppressantes, la tendresse et la paix semblaient avoir disparu du monde à jamais.
 Comme la vie était différente de ce qu'on imaginait dans la jeunesse. L'amour, le mariage apportaient-ils le bonheur qu(ils semblaient sous-entendre ? Il fallait lutter sans cesse, en recueillir des bribes au fil du temps. Les hommes s'en tiraient mieux. Ils se consacraient à des activités non nécessaires et vous laissaient là, isolées, peut-être souffrantes, en tout cas tristes.

Mais quand elle observait, de loin, la vie de ses enfants, la sienne ne lui paraissait plus aussi insupportable.

Par exemple, le second gendre, avec son sourire chaleureux, c'était encore une autre affaire.!

- Tu n'as pas nettoyé la maison depuis plusieurs jours. Il faut un minimum d'ordre et de propreté pour les enfants !

Elle se demanda pourquoi il faisait cette remarque alors qu'il ne levait jamais le petit doigt pour ce qui concernait la maison, surtout si c'était si important pour lui  ! Après tout, il n'était pas manchot ! De plus lorsque les enfants allaient à la ferme de sa famille ils se salissaient énormément, ne prenaient pas de bain et ne se lavaient même pas les dents !

Cette fille avait grandi si vite que les gens la croyaient plus âgée et parfois la bousculaient :
- C'est toi qui décides, pas le cheval .

Soit pensait sa mère mais elle n'a que 8 ans.
- Ne regarde pas par terre, regarde devant toi, comme regarde le cheval lui-même, les pneus ne sont pas crevés !

Mais ce gendre avait d'autres occupations, d'autres projets. Il adorait travailler et travailler dur, mais à la ferme de ses parents seulement. Il ne savait rien faire d'autre et il  n'aurait pas aimé faire autre chose.
C'était un agriculteur dans tout son être et il ne connaissait que ça : le travail de la terre. Le reste n'étant qu'un complément pour lui.
Il avait reconnu ses enfants qui malheureusement selon Robin, portaient donc son nom. Dana et Bob surtout auraient tellement voulu qu'ils portent le nom de leur mère. Ce gendre non seulement gardait tout son argent... ( Il apportait pourtant, depuis la naissance du petit, quelques courses : aliments, vêtements ), mais il investissait tout le reste dans la ferme de ses parents. Il avait deux métiers. Faisait-il cela par passion ? Pour subvenir aux besoins de ses parents ou pour ses enfants plus tard ? En attendant ses enfants le voyaient 5 ' par jour. En plus, il faisait travailler son épouse déjà épuisée par son emploi, ses enfants, sa maison, le Samedi et pendant les vacances pour les marchés, le ramassage des fruits et légumes, les conserves, les saucisses etc... Il la privait de vacances, de voyages, de détente, de fin de semaines agréables et en famille. Il travaillait même le Dimanche à la ferme. Une ferme ? songeait elle parfois : un petit truc sans avenir qui nourrit juste les parents, des parents qui avaient oublié de cotiser !. Le pire c'est que sa fille avait permis à son mari d'acheter une partie de son terrain avec une petite dépendance. Dans ce terrain se trouvent les évacuations de sa maison, la dépendance tombe en ruines alors que son  mari et elles auraient pu l'entretenir et au lieu de laisser de l'espace pour garer les voitures, pour une aire de jeux, il met une barrière au ras du chemin, devant la maison de sa compagne, une barrière électrique pour mettre dans le terrain, trois vaches deux mois par an !!!
Était-il si désagréable que cela ? Finalement, il avait été désolé de penser que peut-être il avait fait du mal à son épouse. Sans doute n'avait-il pas réalisé. D'un autre côté, lui-même n'en pouvait plus; pourtant il avait eu le courage de changer un tout petit peu!.

Istbelle n'avait jamais su dire " non ". !
Heureusement, ils n'attendaient plus rien de lui. Leur fille avait son salaire, pourtant elle perdait toutes les aides de l'État pour les enfants à cause de lui car officiellement il avait reconnu ses petits.
Quant à la belle-famille personne ne l'appréciait. Il suffisait d'observer la seule éducation qu'ils étaient capables de donner à la nièce. Celle-ci faisait caprices sur caprices :
- Comme elle est maligne !
Elle pinçait violemment les copains :
- Comme ma douce petite est joueuse !

Bon... Que faire ? Ils avaient élevé leurs enfants dans le respect du conjoint. De plus les deux gendres, sans envisager de changer leur comportement aimaient ( était-ce sincère ) jouer avec l'idée du suicide !
Il y avait eu ces rares mais violents jours de tempête. Le chemin, les routes en portaient tout au long des traces pendant plusieurs jours et puis on s'habituait : des arbres renversés, des déchets et des morceaux d'objets éparpillés mélangés à des feuilles colorées car c'était souvent en automne.

Dana se retrouvait à la retraite sans responsabilités. Être bénévole à G. ? Non !  Pour se retrouver assistante de son mari ? Il se considérait comme adepte de l'égalité des sexes et comme homme de progrès mais ne pouvait s'empêcher à tout moment de se présenter comme un patron. Jamais elle n'aurait pu travailler longtemps dans le même établissement que lui et elle n'aurait pas du tout apprécié de l'avoir pour chef non plus ! Lui était occupé, trop occupé.  Dans la petite commune, il était le correspondant du journal local du Sud Ouest
Le vide... Internet pouvait-il le combler ? Elle avait essayé avec passion des sites personnels, des échanges... mais son mari pris de soupçon avait violé son intimité en  mettant des espions dans son ordinateur ?
Elle avait essayé à B. mais on n'avait pas vraiment voulu d'elle. Une personne prétendait qu'un prof avait autre chose à proposer que d'empaqueter des colis. L'autre disait qu'un prof  ferait fuir les parents qui s'exprimaient mal en français ! Elle avait deviné une possible jalousie sous ces remarques diverses et elle avait abandonné ! Elle s'était alors tournée vers l'ordinateur, avait sollicité des amis pour s'apercevoir qu'elle n'avait affaire le plus souvent qu'à des hommes à la recherche d'aventures, à des paumés qui l'invitaient à jouer en ligne ou à laisser des commentaires sur leur page.

Dana avait souvent gardé ses petits enfants. C'était parfois fatiguant, mais ça valait le coup. Être grand-mère vous faisait revivre, il n'y avait pas de doute. Ces petits bouts de chou distançaient rapidement  les parents  dans la course aux câlins ou à l'admiration dans le regard des autres. Tous n'étaient pas câlins mais tous avaient besoin d'amour.
Il n'y avait pas eu de procès pour l'abus de faiblesse envers sa mère, la vieille grand-mère de Marseille. Elle ne possédait pas assez de preuves. Et l'affaire pouvait se retourner contre Dana. La justice est plus cruelle que juste finalement. On décide de se mettre en avant pour avoir gain de cause et il n'y a plus moyen de faire marche arrière. Pire, les gens habiles, les beaux parleurs peuvent retourner la police contre vous.

Maintenant, au cours des voyages, puisque son mari se cachait en permanence derrière son appareil photo, elle avait pris l'habitude de dessiner. Elle faisait de simples croquis, debout, et tout aussi bien presque que si elle était assise. Sauf bien sûr lorsqu'elle disposait de peu de temps.

Son mari ne tenait jamais en place. Très tôt elle s'en était rendu compte. Au début, elle l'admirait pour ses connaissances, sa logique... Peu à peu son attitude lui sembla presque maladive. Dana et lui s'occupaient sans cesse. Il fallait peindre les murs. Il fallait bricoler sans cesse, s'occuper du jardin. Bien sûr Robin faisait l'essentiel mais elle devait être à ses côtés pour passer les outils, tenir fermement les objets, les échelles. Son mari était intelligent, exceptionnel, soit. Mais en plus il essayait désespérément de se faire valoir au maximum jusqu'à se démener pour le montrer, jusqu'à en devenir apparemment indispensable à tous. Avec l'âge il éprouvait un besoin de tout vérifier, de tout porter au plus haut niveau. Cela mettait les autres mal à l'aise, leur enlevait toute initiative. Cette attitude empirait avec les années. Il ne se passait pas un jour sans qu'il réfléchisse pour les autres, pour la mairie, pour la famille. L'âge l'usait bien sûr, mais l'âge n'enlevait pas ce qui l'animait. Il ne cessait même de s'inventer du travail, du bricolage chez lui, chez les enfants et elle était un peu lasse de n'avoir souvent qu'une tâche, celle de lui tendre les outils, de tenir l'échelle ou de porter avec lui les objets les plus lourds.
Ils avaient encore moins de temps pour eux que lorsqu'ils travaillaient. A part au cours des voyages, jamais ils ne s'installaient pour partager un moment, rien qu'eux deux. A tout moment il était appelé. Il était même épuisé parfois mais il avait tellement besoin de moments gratifiants. Il avait surtout la satisfaction de se sentir sinon indispensable, du moins extrêmement utile. Et elle que devait-elle faire ? Participer ? Mais alors ce serait participer à la vie d'un village dans lequel elle était en quelque sorte étrangère?  Et même si elle s'intégrait ce serait pour devenir sa seconde, une fois encore, son ouvrière. Elle qui avait une âme de prof, de cheftaine comme lorsqu'elle était cheftaine des guides à Marseille.

Elle regardait maintenant les petits enfants courir sur la pelouse. Elle savait que ses enfants qui s'étaient moqués de l'éducation de  leurs parents étaient en train de pas mal les imiter pour les petits ! Mais le monde changeait vite. Pour cela il fallait un consensus éducatif dans les familles et certains petits devenaient turbulents.

Ils avaient eu deux cancers chacun et maintenant aucun des deux n'aimait veiller, sortir, aller au cinéma ou danser... Avec les vieux jours, les maladies, il n'y avait presque plus rien entre eux également. Seule une grande affection finalement, l'affection de ceux qui se connaissent bien et savent s'apprécier malgré tout. Elle seule en souffrait encore mais le soir ils étaient trop las et lui tellement à cran que l'absence d'intimité physique ne lui pesait pas. Depuis son second cancer, son corps était bourré de particules qui n'étaient plus radio actives mais qui déclenchaient parfois les portiques de détection très sensibles des aéroports.
A tour de rôle ils empilaient le bois coupé dans le panier, près de l'insert. A côté de cela, comme un gamin il regardait les matches sans en manquer un seul. Elle, elle se moquait éperdument du résultat. Juste une petite fierté peut-être lors des matches internationaux gagnés ? Quel plaisir y avait-il à regarder des hommes et des ballons, à s'énerver devant les fautes. Quant à lui, de son côté, il fuyait ses films d'aventure, ses polars qu'il trouvait ridicules. mais qu'importait.
La petite chienne noire vivait encore, mais elle se faisait vieille. Elle était née lors de l'adolescence des plus jeunes enfants. Elle avait comme tous les vieux des petits soucis de santé. Mais cette fois, elle venait d'avoir une patte cassée par un animal dans les bois. Un blaireau sans doute. La réaction avait été trop rapide pour qu'elle pût voir de quelle bête il s'agissait.  Après l'opération, le pansement enlevé révéla une longue cicatrice rouge, irrégulière sur la partie haute de la patte. Pourtant elle guérit mais garda cependant une séquelle cardiaque. Ses œdèmes empirèrent et elle vivota avec des cachets et des diurétiques.

Avec le temps, être épouse était de moins en moins facile. Elle dut apprendre à attendre les rentrées tardives à cause des nombreuses réunions. Il ne pouvait rester en place, se passionnait pour tout, y laissait sa santé. Les repas furent souvent gardés au chaud, carbonisés ou recuits. Pourtant elle ne s'ennuyait plus, elle avait bien trop d'occupations... Entre les petits, les travaux, les amis, les randos, sa mère. Elle n'avait même plus le temps d'aller chez le médecin !

Quant à Robin il en était même venu à explorer sa correspondance par jalousie. Cela la révoltait ! Elle n'avait rien à se reprocher, juste comme d'habitude de l'ennui et un besoin de bavarder de sujets divers. malheureusement, pour les hommes auxquels il lui était arrivé d'écrire, les sujets étaient peu variés... même lorsqu'elle essayait de diversifier.

Ce manque de confiance, n'est pas anodin et conduit à des interprétations. De plus, c'est une intrusion dans la vie privée. Était-il jaloux et possessif ? Bizarre. L'écriture est ma passion. Et lorsqu'on écrit, on aime bien être lu. J'écrivais donc à des personnes sans arrière pensée alors que lui en avait. Lui qui avait embrassé la Russe sur les lèvres devant ses enfants et moi !

La grand-mère avait vieilli et maigri. Des rides profondes marquaient sa figure. Ses épaules semblaient avoir pris le prix irrémédiable d'un fardeau gardé trop longtemps. Depuis la mort de son mari en réalité, depuis qu'elle se sentait si seule. Elle éprouvait moins le besoin de surveiller ses vieux souvenirs, ses vieilles poupées, qu'elle donnait au compte goutte aux petits de peur de les voir abîmés.
- Boupée disaient les petits ?
- Oui, je l'avais quand j'étais petite.
A la mort de sa mère, elle s'étonna de ne pas se sentir mal à l'aise devant le corps si menu mais paisible. Dans les tourmentes, elle était comme dédoublée et restait stupéfaite devant l'émotion des autres. Pourtant elle savait qu'après coup, pendant longtemps, le souvenir de ses parents viendrait la hanter à travers la question de savoir si elle aurait pu faire plus pour eux. Pour le moment elle ne voyait  que les yeux tristes de sa mère. Ils étaient entourés de rouge, d'un rouge qu'aucun collyre ne parviendrait à effacer, de ce rouge que seule la fatigue , le temps et parfois les larmes apportent.
A son tour elle vieillissait mais elle s'était toujours tenue très droite. Avec les années, une certaine paresse s'installait. Elle qui s'était toujours imposé un peu de sport, un peu de gym, n'avait plus qu'un souhait désormais, au milieu de l'effort : rentrer à la maison et boire un bon café. De façon curieuse, Elle aimait de plus en plus dormir. Et quand elle voulait dormir, il n'y avait guère de motivations qui pouvaient tenir le coup. La mer aussi qu'elle voyait si rarement était un calmant lorsqu'elle y pensait et surtout lorsqu'elle pouvait l'admirer. Une première vague, une deuxième vague, ça monte, ça recule et ainsi de suite...C'est très délassant, la mer, très régulier.

Elle offrait son visage à la caresse apaisante des rayons du soleil. Elle aimait son massage chaleureux tout en se préoccupant des taches sur son visage.


W.E de fatigue et tout de même agréable. Nous allons tous les avoir... Quand la maison était pleine de monde, Dana se sentait heureuse. Elle aimait cette jeunesse autour d'elle, même si parfois, elle se sentait un peu lasse. Il faut toujours faire attention à ce que l'on va dire ! Le vacarme va être total. Heureusement lorsqu'ils sont tous ensemble ils se débrouillent plus ou moins entre eux. Avec les petits ce ne sont pas les mêmes soucis. Inutile de surveiller les notes... Mais tout de même !
Elle surtout aimait bien se coucher tôt avec un livre à lire...
- Mais ça m'agace que chaque fois que je vous demande de garder mon fils, vous ne soyez pas disponibles s'énerve la seconde fille ! Et que ce soit forcément à moi de déplacer les rendez-vous. ( comme si c'était facile de tenir tête à Téodore !! J'ai des échelons à gravir et c'est maintenant les chefs qui font des rapports...)
D'autant plus que papa m'a dit, je cite "on ne se plaint pas de ne pas avoir le petit " Je prends ça comment ? Ouf enfin libres ???

Comme si elle n'avait pas toujours accepté de tous les garder, comme si elle n'avait pas fait des kilomètres pendant des années pour aller les chercher... Bon, il fallait juste attendre que la crise passe.
- Moi ça m'est égal. Vous n'êtes pas libres, je vois ailleurs. " Mamie " sera très contente de l'avoir souvent ( surtout qu'arrive le temps des foires le dimanche !! )
Ce qui veut dire, il faut le comprendre que " Mamie " a du travail et que les autres parents ne sont simplement " pas disponibles " ! Il faut encore patienter !
- Je pensais te le laisser ce soir-là, le petit, mais ce n'est pas faisable. J'ai une réunion. Voilà pourquoi je suis énervée car la seule fois où je peux vous le laisser, vous me répondez non.
Pourtant combien de fois  ils l'avaient gardé ce petit tout sourire, si sympathique et si remuant !.
- Je suis désolée pour cet impair répondait-elle simplement. Papa m'a entendue ! il dit n'importe quoi et en plus il ne pense pas ce qu'il dit. ( C'était souvent le cas. Lui et son humour ! ) Moi aussi je regrette de ne pas garder Batuhan. Les débuts à l'école sont souvent difficiles, je le sais. Si tu as besoin de moi le soir, tu le dis. Je ne vois pas pourquoi, puisque je ne le garde plus le mardi, ce ne serait pas possible. Si les débuts sont trop difficiles et s'il veut que je le garde une après-midi de temps en temps, je peux le garder chez toi, pour ne pas le trimballer tout le temps. Je suis désolée que juste le jour où tu as appelé je revenais de la pharmacie et je n'avais pas vraiment suivi la joute...
Batuhan pleurait tous les matins et demandait à ne pas aller à l'école. La veille, il voulait que sa grand-mère le garde. Il n'arrivait pas à se faire des copains ( Chose qui lui passerait bien vite ! )... Heureusement il appréciait la dame de la garderie du matin... Il était perturbé au point de refaire pipi dans son pantalon et dans le lit sans arrêt, alors qu'il était devenu propre juste avant l'entrée à l'école...


- Au fait ton frère va sans doute programmer un Bébé pour bientôt... Il ne faut pas être enceinte pendant la croisière, mais avant ou après ! Lol ! Carine a demandé si on l'acceptait avec un bébé de 4 mois ???
L'hiver durait, c'est vrai. Ils étaient toujours dans les travaux. Cette fois il s'agissait du toit du garage chez leur seconde fille. Certains jours, elle hibernait un peu, à part ces visites aux travaux, les randonnées, les courses et le fait d'aller chez les petits...
Aujourd'hui cela allait bien. Ils recevaient toute la famille. Ils seraient 17 plus le chien !!


On s'investit pour les enfants, mais notre maison aurait besoin d'une remise à neuf par endroits. De plus nous sommes rattrapés par les impôts. C'est le coup de massue cette année. Il nous faut payer en plus sur les ventes faites pour les donations aux enfants ( donc de l'argent que nous n'avons pas gardé ) et sur les ventes de la banque qui gère n'importe comment l'argent de mes parents.

Les parents meurent et tout cela remet les pendules à l'heure. Elle n'avait jamais porté le moindre soupçon de noir pour les obsèques de qui que ce soit. Elle ne voyait dans le noir aucune signification symbolique. Elle ne voyait d'ailleurs dans aucune manifestation extérieure une signification symbolique.


En ce moment, nous ne travaillons pas trop. Notre fils et un copain ont fait la charpente du garage chez notre Istbelle. Notre fils se charge seul de tailler les ardoises du pays et de le couvrir. C'est la récupération des vieilles ardoises du toit de la maison qu'il utilise. Sur la maison, il les avait remplacées par des ardoises d'Espagne.
Mon problème, ce sont les mains, quand je bricole trop : arthrose, arthrite, maladie de Dupuytren et pressions qui font facilement des petites hémorragies internes...

J'ai aussi des problèmes d'arthrose surtout aux mains, mais j'hésite à prendre des médicaments. Souvent ils ne servent que pour la douleur et détraquent autre chose. Pourtant je ne me sens pas si mal dans mon corps et j'affiche avec moins de complexes qu'autrefois, ma silhouette de septuagénaire.
Chez nous aussi le soleil est revenu, mais il fait froid. Je vais faire des crêpes pour mon petit Pascal. J'en ai fait pour ceux de Carine la semaine dernière. Seul le dernier n'a pas droit aux graisses trop abondantes et aux sucreries avant 4 ans. Il parait que c'est le meilleur moyen pour lutter contre l'obésité infantile. Il est né à presque 4 kg malgré un régime strict de la maman. Le médecin dit que les réserves de graisse se forment dès cet âge et qu'au-delà, le corps s'habitue à éliminer. Le plus difficile est de convaincre la famille de Téodore et Téodore lui-même. Même à la crèche ils ont fait une leçon à Istbelle en disant qu'elle exagérait de protéger ainsi son enfant. Elle n'a pas su répondre et pourtant c'est elle qui a raison. Si on lit le détail des ingrédients de tous les petits pots de bébés, et pots de yaourts aux fruits, c'est à te faire dresser les cheveux sur la tête. Entre les colorants, les conservateurs, paraben et autre...
Peut-être que si je n'avais pas donné des farines pour bébés, alors à la mode, à Istbelle, sur les conseils de l'époque, peut-être adulte aurait-elle mieux éliminé. Peut-être ...
J'ai hâte, comme beaucoup je pense, de pouvoir ressortir un peu dans le jardin et de ressentir la chaleur du soleil. Il tarde à  Robin de commencer à tailler, désherber, comme chaque année pour réparer un peu les méfaits de l'hiver sur certaines plantes, et aider la nature à repartir du bon pied..

En fait je n'ai aucun talent très net pour deux raisons, paresse et manque de confiance... Je fais des esquisses au cours de mes voyages, des scènes de vie banales représentant un pays étranger. Juste quelques traits.
 
- Hum... tu me fais envie avec tes crêpes; j'aimerais bien les goûter ; je suis sûr qu'elles sont excellentes.
Tu dois être une bonne cuisinière, je pense, en plus de tes talents en écriture et en dessin ! Comment tu les accompagnes, avec de la confiture?


Son mari surtout et elle parfois cherchaient des objets sans avoir d'idée nette de l'endroit où il était rangé. Les quatre-quatre, les motos et les quads leur devenaient insupportables dans le silence campagnard des dimanches. Ces véhicules tout-terrain en dehors de la chasse qui devenait une course avec portables et énorme véhicule, n'avaient aucun sens sur les routes.
Elle remarquait combien sa propre main avait sur le revers les veines saillantes. La peau elle-même avait terriblement vieilli. L'aspect écaillé soulignait son âge que son visage atténuait encore un peu. Les promenades même leur devenaient pénibles. Ils s'efforçaient de ne pas trop souffler en montant la côte vers le vieux moulin en ruines.
Dana aimait de moins en moins monter les côtes d'ailleurs où que ce soit. Or la maison se trouvait un peu isolée en haut d'une côte justement.

 Pour son mari il ne faisait jamais mauvais. Pour elle c'était souvent le contraire surtout que le temps dans la région avait de brusques hésitations. Mais lui pour rien au monde n'aurait habité ailleurs. A l'étranger, oui; dans une autre région de France, il aurait été très malheureux.
Elle cependant commençait hardiment ses promenades par tous les temps, par la route ou les chemins en pente dans les bois qui pouvaient conduire jusqu'au moulin. Heureusement le chien l'encourageait ! Mais avec l'âge la grisaille l'arrêtait.
Ils étaient l'un et l'autre fatigués de jouer à être ce qu'ils n'étaient pas, même en public. Elle aimait son mari, il aimait sa femme, mais ils n'avaient jamais témoigné de chaleur l'un envers l'autre comme certains couples. Pourtant ils n'auraient su vivre l'un sans l'autre. Après tout ils avaient tenu toute leur vie dans une compréhension mutuelle. Chacun redécouvrait ce qui en eux était vraiment ce qu'il était. Il avait fallu la vieillesse pour qu'ils réalisent qu'on ne peut pas vraiment se fondre l'un dans l'autre sans blessure.
Pourtant elle avait plus confiance en elle et elle regrettait parfois d'avoir autant dépendu de son mari ou des autres.  Elle, qu'on décrivait d'ordinaire en soulignant son effacement, sa timidité, voyait tout à coup son être profond se  révéler dans la durée si éphémère de la vieillesse,  comme une vieille larve à laquelle aurait soudain  et à retardement poussé des ailes !  La vie avait blindé cette femme contre les banales douleurs, contre les peurs habituelles. Avec le temps, avec son mari, une sorte de complicité le plus souvent muette, s'était établie, faite de présent et de passé, de projets....

Son mari avait une telle personnalité qu'il était difficile de donner un avis différent. C'est avec l'âge qu'elle avait réussi à s'imposer parfois. Dans la vie, elle avait peu à peu pris confiance en elle : confiance dans son métier, confiance comme mère... C'est seulement face à son mari qu'elle perdait pied. Il était partout à la fois; Il gérait tout. Face à lui elle avait toujours un moment d'hésitation. Il pensait que tout le monde devait réagir de la même façon. Il était incapable d'imaginer plusieurs possibilités, de se projeter sur l'autre. En voyage il vivait son voyage sans s'occuper de ce qui pourrait intéresser son épouse. Elle aimait sûrement ce qu'il aimait. Un jour à Marseille, ils allaient se promener. le métro arrivait mais ils n'avaient pas fini de descendre les escaliers. Il s'était précipité dans la rame sans vérifier si elle suivait et la porte s'était fermée avant qu'elle ne puisse monter. Elle était restée sur le quai sans argent, sans ticket, sans papier ! Elle avait attendu 8 métros espérant qu'il ferait demi tour ( sans ticket ! ) et avait fini par retourner à la maison. Lui était resté persuadé qu'elle prendrait le train suivant.
Était-elle capable de faire telle chose aussi bien que lui ? Et pourquoi pas ? Mais moins vite. Il lui manquait l'habitude, le temps...
De plus il était passionné et avait un tel orgueil du travail bien fait que vous ne vous sentiez jamais à la hauteur. Pourtant, elle s'inquiétait pour lui. Il paraissait solide, sûr de lui mais il résistait mal à la pression. Il restait toujours en lui comme en leurs enfants, un petit être effrayé. Alors qu'elle pouvait facilement laisser croire qu'elle se laissait manipuler, mais intérieurement, il n'en était rien. Tout cela n'était qu'une façade.
Elle pensait à eux tous. Rien n'est facile pour eux non plus. Ce n'était pas la vie dont ils avaient rêvé : sécurité, voyages, amour... Ils n'étaient pas assez forts pour se débarrasser de leur anxiété surtout lui et celle-ci couvait le plus souvent sous les cendres. Quoi de pire que la solitude au sein d'un couple ? Quoi de pire que deux vies parallèles ?

Elle avait trouvé tellement injustes les remarques fulgurantes des uns et des autres ! Que pouvait-elle faire d'autre qu'accepter et se taire ? Tout ce qu'elle avait bâti dans la vie  s'était écoulé entre ses doigts comme du sable fin.. Elle se retrouvait seule enfermée dans son propre monde. Cesse de t'apitoyer sur toi-même !
Certaines personnes étaient incroyablement douées pour distribuer des coups de griffes camouflés.
- Vous n'avez pas chaud ?
- Non, pas particulièrement. Il ne fait que 30 °
- Et ce n'est pas chaud ?
- Pour moi, c'est encore supportable. J'ai grandi dans le Sud, j'ai vécu au Maroc et mon organisme s'est habitué à la chaleur.

Pour un autre, derrière la façade contrôlée et timide, se trouvait la passion, la colère accumulée et pourtant un tel besoin d'amour. Celui-là cherchait avant tout la respectabilité, l'ordre et la justice, il avait un grand besoin, même s'il devait aller dans le mur, de se libérer  un peu de ses parents et paradoxalement il cherchait à ressembler à l'image de lui qui aurait dû leur plaire. Mais tout devait venir de lui. Il savait qu'il était un rêveur. C'était pour cela qu'il s'était noyé dans l'amour et la poésie. Carole lui reprochait ses colères, mais de son côté, elle était jeune, très sûre d'elle et un peu trop égoïste. D'ailleurs, qui criait le plus ? Le plus souvent, c'était elle. . Il lui avait promis de s'améliorer. Mais elle ? Il fallait qu'il s'en sorte seul. C'était son orgueil ou celui de Carole ?
- Avons-nous été trop durs, trop exigeants avec les enfants ? songeait-elle. Ils avaient tous été intelligents. C'était une chance. Mais le dernier qui était tout aussi doué, si ce n'est plus. Il aurait pu apprendre ce qu'il voulait avec plus de chance, plus de confiance et surtout moins de paresse.

Même si au fond d'elle-même, Dana ne se sentait pas responsable, elle avait l'impression d'avoir échoué. Les  compliments en effet n'étaient pas le point fort des parents, par réserve spontanée simplement. Les relations parents-enfants  sont par moments compliquées et même entre frères et sœur, avec l'adjonction des conjoints, des petits, elle devient problématique. Maintenant il fallait une formidable capacité pour s'abstenir de se mêler des affaires des jeunes tout en restant présents et à l'écoute. Pourtant, elle avait toujours détesté se trouver en valeur. Elle n'avait jamais cherché à se hausser, à dominer, à écraser. Elle avait même eu du mal à un certain moment à étudier. Elle était mal orientée et personne ne l'aidait.

D'une manière générale les sujets sur lesquels elle se sentait un peu calée étaient peu nombreux.
Tricoter, n'était pas utile de nos jours, mais pour elle, c'était magique. Tandis que ses mains étaient occupées, son esprit lâchait prise.

Elle avait donc été sévère pour les études. Mais son mari étalait humour, condescendance et une telle ampleur de culture...qu'ils mouraient d'envie de montrer à leur père qu'il étaient aptes à regagner son respect peut-être plus encore que son amour. Sauf le garçon. Il admirait beaucoup son père mais se refusait à suivre ses traces.
- Qu'est-ce qu'on aurait pu faire de plus, de mieux, alors ? songea-t-elle un peu lasse en passant une main usée sur son visage ridé. Je n'ai jamais su vraiment m'y prendre avec les ados. il dit quoi le manuel ? Oh le manuel, je crois qu'ils ont oublié de le fournir à la maternité songeait-elle. Il faut utiliser la parole plutôt que les colères. Mais dans le feu de l'action et quand on obtient aucune réaction... et qu'on sait que l'enfant se trompe ?
- Nous avons essayé d'être là, de leur donner le temps, l'attention qu'ils méritaient. Mais avons-nous su lire les non-dits ?

Il fallait se faire une raison. En ce qui concerne les enfants de toutes générations,  les relations parents-enfants étaient à sens unique. Vous leur donniez tout votre amour et ils n'avaient aucune obligation de vous rendre quoi que ce soit ! D'ailleurs elle ne les reconnaissait plus vraiment, les conjoints les avaient métamorphosés. Jusqu'à son fils le champion du " pensez par vous-mêmes "  partait avec son épouse,  une fois par an, pour des vacances coûteuses où il devait s'ennuyer à mort, dans des centres avec piscine ou plages privées, situés dans des endroits merveilleux et où les enfants,  luisants de produits solaires ou brunis de soleil pataugeaient joyeusement tandis que son épouse, dans une chaise longue lisait un roman ou regardait un film sur sa tablette ! Et lorsqu'ils mangeaient en famille, elle préférait se renfermer en elle-même pour jouer avec son téléphone. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien avoir tant à dire à des clients ou à des amis !

Même adulte, et peut-être plus encore, il restait perdu dans ses pensées ! Il n'était jamais là lorsqu'on lui adressait la parole et encore moins embourbé dans ses soucis. Quand bien même, on était en face de lui, il semblait écouter votre parole mais en réalité, il continuait le fil de ses préoccupations.
 Son fils avait l'air d'aimer son travail de charpentier couvreur, mais il était souvent stressé. C'était un métier usant.
 - Comment va ton dos ?
 Comme un dos de couvreur ou de tout ouvrier travaillant dur !. Il n'aime pas le froid humide, ni certaines positions...
D'année en année, les efforts, la poussière, les produits pouvaient abîmer sa santé. En hiver il avait froid, en été il transpirait abondamment, au plus fort de la chaleur. A 30 ans il souffrait déjà de douleurs mais il se concentrait sur sa tâche en oubliant les misères pour ne plus sentir que la fierté d'avoir construit un bel ouvrage avec ses mains
Sa première épouse avait une arme opposée, sa langue. Elle avait assez de bagou pour trouver du travail à son époux. En d'autres termes, elle pouvait faire croire n'importe quoi. Mais... Pourtant elle apparaissait si sincère. Tout était dans les mots. On aurait presque dit qu'elle faisait tout, même monter sur les toits. En réalité, elle recevait deux appels dans la matinée, entraînait 2 ou 3 clients et s'occupait surtout de sa petite personne !

Pour la seconde fille c'était une autre histoire : un conjoint tellement entêté dans l'accomplissement de ses propres désirs qu'il en devenait obstiné. Il restait paysan dans l'âme. La terre qui avait nourri ses ancêtres ne le nourrissait plus. Mais il tenait à rester paysan. Il avait deux vies, deux personnalités. Il aimait la charcuterie faite maison. Il ramassait et vendait des pommes. Après 8 h de travail au garage où il était mécanicien et vendeur, sa plus grande satisfaction était de redevenir paysa, même si le travail de la terre rognait sur ses heures de sommeil. En fait elle savait très bien ce qui n'allait pas; elle n'arrêtait pas de repenser à sa dernière discussion avec théo. A la réaction qu'il avait eue lorsqu'elle lui avait parlé d'avoir un enfant. Un refus mêlé de colère. C'était comme ça chaque fois et elle ne comprenait pas sa réticence qu'elle interprétait comme un refus d'engagement. Avec lui, il y avait toujours une bonne excuse : ce n'était jamais le moment, il avait trop de travail, n'importe quoi. Il lui arrivait de compter le nombre d'années qu'ils avaient passées ensemble - et toujours pas de bébé ! Et souvent ils ne risquaient guère d'en concevoir un vu qu'ils ne trouvaient jamais de temps pour rien ... De voir son jeune frère papa lui avait collé une peur bleue. Cela lui rappelait que les années passaient. L'amour suffisait-il ? Pouvait-il résister à l'usure du temps ? Elle avait plus de 30 ans et en apparence, elle rayonnait. Mais pour combien d'années encore ? Sa jeunesse s'en allait doucement. Elle se doutait que le désir d'avoir un enfant était intimement lié à la trajectoire personnelle de chacun et à sa propre histoire familiale. Elle, elle avait eu la chance d'être élevée dans une famill pe soudée, aimante et elle savait qu'elle s'épanouirait dans la maternité. Elle avit eu la chance de voyager alors que pour Théo c'était une horreur doublée d'une perte de temps. Pour lui on ne pouvait que s'ennuyer sur un bateau. On y tournait en rond.  Autour il y avait de l'eau rien que de l'eau, des kilomètres d'eau ! Pour un terrien enraciné, il ne voyait sans les voyages que des gens riches qui s'enfermaient eux-mêmes dans des prisons. Pour Théo, d'où venait son blocage ? N'y a-t-il pas toujours un détail qui nous échappe chez celui avec lequel on accepte de vivre ?  Il était sans doute immature, peut-être égoïste. A force de travailler pour ses parents, il ne serait jamais le père affectueux et à l'écoute de ses enfants. Elle avait malgré tout songé à arrêter la pilule sans le lui dire pour simuler un " accident " et le mettre devant le fait accompli, mais en faisant cela elle rompait la confiance nécessaire à la bonne entente dans un couple.
Au bout de 16 ans de mariage, une crise s'était déclenchée. Istbelle n'avait pas su faire preuve de cran et exiger qu'elle-même et les enfants soient traités correctement et non passer après la ferme, les grand-parents et même les vaches ! De plus Istbelle restait terrorisée à l'idée qu'il était capable d'une apparence agréable et en même temps d'un travail de sape qui la démolissait. Elle ne pouvait pas le quitter... non seulement à cause de ses promesses,  à cause des enfants et surtout par peur de les perdre. Qu'était-il capable d'inventer pour avoir la garde ?

Quant à son aînée, elle avait focalisé son attention sur les études. Elle portait aux nues celle qui ramenait de bons résultats sans réaliser  qu'elle risquait de dévaloriser les autres et de  déranger l'équilibre familial. Mais comment empêcher cela ? Et les belle-mères ?  Elles donnaient sans cesse leur point de vue sur tout, quand elles venaient et surtout sur la meilleure façon de faire selon elles et Dana en avait parfois marre de faire la sourde oreille.
 

Il faut laisser les enfants vivre leur vie... Elle les revoyait tous, grands et petits. Chacun à son tour avait tendu les mains vers les miniatures et les lumières des sapins, à Noël.

A sept heures du matin la température était fraîche, bien que le soleil commençât à se lever, mais il était si pâle encore ! De rares voitures passaient sur la route et le seul bruit proche qu'on entendait était le gazouillis des premiers oiseaux à chercher leur pitance.

Elle s'assit sur le fauteuil en cuir devant le porte fenêtre et posa les pieds sur l'avancée qui faisait partie du siège. Les enfants avaient aimé ce fauteuil. C'était celui qu'ils choisissaient pour regarder leurs petits  films, écouter les histoires.
Maintenant, elle se sentait seule, vieille  et menue avec en plus le poids des soucis des enfants sans pouvoir faire grand chose pour les aider. De moins en moins...Personne dans la famille n'avait été enclin aux marques évidentes d'affection. Les compliments n'étaient le fort de personne pas même d'elle ! Mais quand on a suffisamment de preuves d'amour, on peut se passer des aveux.!
Pourtant elle avait eu de la chance. Aujourd'hui, elle en avait tant d'autres à aimer. Leurs enfants avaient à leur tour eu des enfants qu'ils aimaient de tout leur cœur. Ses 7 petits enfants étaient adorables et elle se rendait compte que ceux qui n'avaient pas de petits enfants  ne pouvaient s'empêcher de ressentir une jalousie dévorante.
Elle se demandait aussi si elle vivait réellement sa vie dans ce monde mais ils avaient été heureux et reconnaissants de la place qu'on leur donnait, de l'aide qu'ils pouvaient encore apporter.
Devant son éternel chocolat chaud du matin, habitude qu'elle avait conservée de l'enfance, elle songeait justement que si l'enfance avait été le monde de son père, sa jeunesse et même sa vie entière, le monde de son mari. Était-ce sa vie ? Ou une vie dans laquelle elle avait accepté de s'installer ? Avait-elle bien fait d'attendre des heures entières ce mari toujours occupé ailleurs en regardant par défi des séries télévisées ou aurait-elle dû participer à ses activités ? Si elle avait participé, elle n'aurait été qu'une marionnette... Il avait toujours émané de lui une certaine autorité grâce sans doute à sa culture surtout locale.
Depuis sa retraite il fuyait la maison, l'ennui, le risque de maladie... Il se noyait dans les associations, dans le travail manuel...
Elle se retrouvait seule à la maison, dans un cadre de vie artificiel pour elle.  Elle ne disait rien la plupart du temps. Il était occupé ( à des choses sérieuses ! ) tandis qu'elle se chargeait des petits enfants, des repas ( quand il venait du monde, par contre, il donnait l'impression d'être partout, de tout faire à la maison )... Les petits, il fallait les faire manger, ranger derrière eux, leur brosser les dents, leur raconter ou leur lire une histoire, les mettre au lit. Rien de ce qu'elle faisait n'avait de retentissement  social. En vieillissant elle en avait un peu marre de son besoin insatiable de tout contrôler qui lui donnait la sensation qu'on ne pouvait pas lui faire confiance. Son foutu engagement, son besoin de succès local. Au Maroc pourtant ils partageaient tout. Dans sa région il avait de nouveau été englouti par les préjugés.
D'une part cela lui faisait plaisir. Il lui arrivait de participer. Mais n'être que l'ombre de son éclat ? Non.
Mais elle, où était sa place dans tout cela ? Comment expliquer ? Elle adorait s'occuper des enfants, elle aimait moins faire le ménage... mais ne jamais décider ? Ne jamais choisir? trimer dans l'ombre pendant que lui, dans la lumière  agissait comme si tout ce qu'il faisait était une obligation... La chose avec l'âge lui devenait pesante et elle ne rêvait que de tout mettre en ordre pour ne laisser aucun soucis à ses enfants.

A une certaine époque, son fils venait de guérir de sa longue maladie, elle avait ressenti un grand vide et elle avait pris goût à internet, aux messages d'autres désœuvrés comme elle. Elle ne cherchait pas l'aventure, juste une drogue à sa mesure : écrire et lire des messages. Elle avait besoin d'une petite décharge d'adrénaline. Mais Robin l'avait espionnée et dans sa tête c'était devenu comme une tromperie. Il mettait des espions dans l'ordinateur, fouillait ses mails. Elle ne pouvait s'empêcher d'y repenser encore et encore. Il avait brisé la porte de son jardin secret pour rien car elle ne faisait que bavarder par l'intermédiaire des mails. Elle avait dû s'expliquer, s'humilier en révélant son malaise passager qui n'avait rien de tellement mauvais.  N'était-elle pour lui qu'un objet alors qu'il voyageait  sans cesse avec soi disant des élèves mais aussi des russes, des maliens, des collègues.
Mais était-il vraiment le plus fort dans le couple ? Il se pouvait bien que le désir de laisser sa marque dans ce monde, les projets, les nombreux projets, au lieu de donner des forces, vous les ôtent parce qu'ils vous rendent vulnérables, paralysé par la possibilité d'une défaite et donc d'une souffrance. Elle, elle avait toujours manqué de confiance et le manque d'espoir inutile rendait la vie plus facile à condition d'agir selon ses moyens. Mais lui ? Ses paumes le démangeaient à intervalles réguliers....
Maintenant c'était leur fille Istbelle qui était malade. Les anxiolytiques l'enveloppaient d'une couverture moite d'indifférence et cela lui faisait peur. Elle les avait jetés. Aujourd'hui, elle se rappelait à peine comment c'était de dormir une nuit complète. .

Lorsque le feu rougeoyait dans la cheminée, l'hiver, elle avait tout le temps de repenser aux enfants, aux amis... à sa vie. Son mari était toujours pris par ses occupations, même pendant sa retraite. Les maris sont toujours pris par leurs occupations !

Le monde changeait tellement ! De plus en plus souvent, elle avait l'impression de ne pas être en phase avec la vie qui l'enveloppait...La fête locale était remplacée par des sortes de rêves parties avec musiques modernes. Les jeunes gens y hurlaient, gesticulaient, se bousculaient. Que se passait-il dans le crâne des jeunes d'aujourd'hui ? Ces L personnes lui semblaient volontairement débraillés. Et l'hystérie se déclenchait facilement.
Le téléphone était devenu indispensable mais il avait ses mauvais côtés. On vous baladait  parmi les différents services des entreprises avant que vous ne puissiez obtenir ce que vous souhaitiez ! On vous met en attente tandis qu'une musique se déverse dans vos oreilles. Et elle se demandait, elle qui était devenue si réaliste, pourquoi tant d'amis suivaient les conseils d'illuminés et de charlatans. Plus la science avançait, plus la religion s'effaçait, plus les gens se tournaient vers des moyens discutables de soigner leur aura ! A propos des lectures, elle se demandait parfois aussi pourquoi elle n'osait pas parler de ce qu'elle aimait lire. Y avait-il là aussi des modes, des moyens de se faire remarquer ? Elle aimait relire des passages aimés, elle aimait les héros qui deviennent des amis. Il y avait un aspect réconfortant dans cette familiarité et dans le fait de savoir avec certitude que tout allait bien se terminer.
Aurait-elle mieux vécu en ville ?  Aurait-elle moins souvent sombré dans la désillusion ?
Pourquoi tous autour d'elle avaient-ils de ces migraines dont la douleur reste pendant des heures et les laisse épuisés ?

Les uns évitaient d'envoyer leurs enfants chez  leur autre grand-mère parce que pour se faire aimer elle les gâtait trop. Parfois elle leur donnait tant de friandises qu'ils revenaient de chez elle écœurés ! Les hommes quoiqu'il arrive se distrayaient et laissaient aux mères les soins des enfants les moins attrayants ! Seul peut-être son fils semblait s'intéresser beaucoup à leur éducation.
La vieille chienne noire arthritique faisait des efforts pour se lever et la saluer chaque matin. Elle se soulevait avec raideur le matin et ses griffes cliquetaient sur le carrelage, le soir. . .
Un ordinateur qui n'est plus alimenté ? Tant qu'ils pouvaient, ils avaient répondu aux appels au secours.
- Le réparateur dit que c'est au niveau du voisin. Lorsque le voisin a taillé son arbre, il a volontairement ou involontairement taillé le fil...
Le grand père était mort au cours d'une forte canicule. Il avait appelé sa fille au secours lorsque la grand mère avait dû se faire opérer d'une hanche. Mais il avait été si désagréable qu'elle était prête parfois à l'abandonner ! Il lui faisait sans cesse des reproches.
- Ce ne sont pas des façons de se conduire avec tes parents. Tu es une garce de vivre loin de nous, de ne pas t'occuper de nous !  Dans quelle société primitive, les hommes avaient-ils décrété pour la première fois que les enfants devaient se sacrifier  pour leurs parents ? L'échange était-il équitable ? Je t'aide pendant ta petite enfance, donc tu dois me soutenir pendant ma vieillesse ?  Avait-il oublié que jusqu'à l'âge de 10 ans elle avait vécu chez une tante ? Que croyait-il qu'elle allait laisser sa famille, ses enfants, ses petits enfants pour le soigner ?

Nous ne sommes pas parfaits, les parents parfaits n'existent pas, les enfants parfaits non plus. C'est quand elle avait été mère que Dana avait commencé à assimiler cette idée. Elle avait commencé pau à peu à voir son enfance sous un autre jour et le regard qu'elle portait sur sa mère changeait mais elle n'arrivait pas à changer son attitude. Une si vieille attitude... C'était effrayant de voir sa mère rétrécir, se réduire, d'être témoin d'une déchéance qu'elle refusait. À 90 ans, sa mère avait lâché prise. Tout ce qui semblait au-dessus de ses forces, elle l'accomplissait encore et elle l'accomplit jusqu'au dernier jour quand elle fit sa promenade quotidienne en passant devant la fenêtre de la cuisine. Elle était appuyée sur sa canne et nos regards se sont croisés. Elle rassemblait ses dernières forces pour accomplir cette dernière promenade sur ses jambes tremblantes. Petite ombre d'une époque disparue, dans sa maison ou sa chambre avec son odeur de passé. Cette abdication, c'était le pire ennemi ! Dana se sentait paralysée d'une horreur animale devant la souffrance et la maladie. Remonter des oreillers, tendre une tasse d'infusion ou une cuillerée de sirop, lui réclamaient un effort sur elle-même. Mais sa mère n'avait pas résisté longtemps après la pose de sa pile. Elle s'était éteinte. A Marseille ils avaient commencé à ranger ses affaires. Pourquoi ne pleure - tu pas se disait-elle ?  Es-tu une mauvaise fille ? N'aimais-tu pas ta mère ? Est-ce que tu ne devrais pas te sentir plus mal ?

Dana avait un jour trouvé un carnet bleu dissimulé dans les affaires de sa mère. Elle avait reconnu, penchée à droite, avec des entrelacs, mais d'une main plus jeune et mieux assurée. Il portait l'inscription " journal intime " . Ces mots éveillèrent des sentiments contradictoires en elle : de la curiosité, de l'excitation, de l'empressement, de la crainte, de l'hésitation. Sa mère l'avait écrit. Elle se doutait bien qu'il risquait d'être lu.

Mais c'est dur aussi d'emballer une vie. Et maintenant qu'elle était décédée, il lui arrivait de regretter toutes les rancunes qu'elle avait gardées au fond du cœur ! Peut-être avait-elle répondu parfois, de façon un peu blessante à sa mère?  Sa mère elle-même lui avait-elle pardonné ? Si on n'a pas de compassion à la fin d'une vie, qu'est-ce qu'il nous reste ? La rancœur... Si on se focalise trop dessus, on finit par perdre le sens de ce qui est juste. Malgré ses efforts, elle flottait dans le vide, elle essayait de se recueillir comme à l'église quand enfant elle recevait l'hostie. Elle éprouvait cependant une sorte de désarroi, celui qui s'empare de vous quand vous avez la sensation d'oublier quelque chose. Sa rancœur ne devait-elle pas mourir aussi ? C'est maintenant seulement qu'elle regrettait de ne pas avoir essayé de comprendre ses parents, maintenant qu'il s étaient partis.
Sa mère et sa tante s'en étaient allées après son père. Elle revoyait le grand tas de terre  qui grandissait chaque fois, la sueur qui brillait sur le front de ceux qui creusaient... De retour au centre ville, elle put observer la grande roue qui poursuivait ses tours lentement, dans le crépuscule, bien que ses sièges fussent presque tous vides.

Au fil du temps, parents et enfants finissaient par échanger leurs rôles. Ce serait bientôt son tour avec les enfants.

Dana, elle-même, se sentait différente. Par timidité elle était longtemps restée distante avec ceux du village. Sans véritable intimité, elle se rapprochait peu à peu des autres. Depuis qu'ils avaient quitté le Maroc, son mari était un autre homme. Depuis que les enfants vivaient leur vie il était encore différent.  Il proposait bien des voyages qu'il choisissait lui-même, mais à la maison qu'entreprenait-il en dehors de travaux aussi divers et variés que possible ?
Dana se remit au travail, peinture blanche, meubles à déplacer, mains sales... Elle ne rechignait pas à travailler dur mais c'était son mari qui avait l'expérience de ce genre de travaux et elle ne se sentait que comme un outil même si l'adrénaline montait en elle en une agréable brûlure. Tant que son corps était sollicité, elle ne réfléchissait pas. A un moment, elle avait adoré bricoler, mais elle ne se reconnaissait plus dans cette maison froide, vide. Dans son cœur aussi il commençait à y avoir des courants d'air...C'est à Marseille qu'elle se sentait bien. Et pourtant  ce n'était pas le calme qu'elle y trouvait. Lorsque son père vivait encore, on l'entendait déambuler toutes les nuits et me^me tirer des chaises, des tables... provoquant sans doute volontairement des craquements et des gémissements des meubles et des sols.
Elle s'essuya, la sueur si rare chez elle, coulait. Elle revoyait les paysages aimés, tellement beaux... Elle entendait les mouettes qui tournoyaient et s'interpellaient bruyamment. Leurs cris ne faisaient partie que de son rêve, loin d'elle-même. Et elle était chaque fois sauvée de la dépression par les sons et les odeurs de la ville...
Elle avait aussi des souvenirs moins agréables. Un jour, alors qu'elle courait avec sa fille dans une allée non loin de la maison de sa mère, fatiguée sans doute, après avoir fait pas mal de foulées, elle ralentit. Ses pieds eurent du mal à continuer sur ce rythme et, au désarroi de sa fille, elle tomba. Elle tomba, non pas dans la poussière de l'allée, mais au pied d'un chien de race indéterminée, tenu en laisse par une mamie et qui était occupé à soulager sa vessie, autant que ses instincts de propriétaire, là où exactement devait s'écraser son visage. Pas même un mot d'excuses de la dame. L'humiliation totale !
Désormais je sors en titubant de la voiture, je me réveille la bouche pâteuse, mes doigts sont un peu plus raides qu'avant,ma main ridée a de plus en plus de tavelures; je crains, à cause de l'arthrose, les brutales poignées de mains des armoires à glace ou de ceux qui prétendent montrer leur vivacité et je pense déjà que je ressemble à ma mère dans ses vieux jours avec ma chevelure aux nuances argentées. Mais je ne crois pas avoir son caractère.
Avec mon mari, l'envie de faire l'amour s'épuisait surtout pour lui après son cancer... Au lit, elle lisait, lui écoutait la radio. Il semblait s'enfoncer avant elle dans le sommeil. Pour s'écarter d'elle ? Non, certainement à cause de cette honte si masculine qui l'éloignait d'elle, mais les preuves de son affection demeuraient réelles.
Son mari avec l'âge fuyait. Quoi ? la vieillesse, l'amour, le regret du passé...Il avait besoin de responsabilités, d'occupations diverses et il se multipliait pour elles. Tandis que son épouse parfois enrageait de ne plus le voir, de ne plus le côtoyer. Et avec cette rage, elle avait l'impression d'être en vie.

Son pas s'allongeait à mesure que le soleil dissipait les restes de raideur hivernale qu'elle avait toujours en elle et ressentait en dehors également. Dana étira ses jambes. Leurs articulations avaient tendance à émettre des craquements. D'hiver en hiver, ils se sentaient de plus en plus raides. Ils montaient désormais la côte lentement ou en soufflant péniblement ! Elle serrait maintenant la rampe que Robin venait d'installer pour leur vieux jours, pour descendre à la cave !. A leur âge s'ils glissaient, ils n'étaient pas certains de pouvoir se relever et encore moins sûr de pouvoir encore marcher après. Elle aimait  un peu plus qu'avant s'isoler des enfants pour se confiner dans sa solitude. Pourtant, pour lui, elle constatait qu'il avait toujours plus d'énergie, plus de volonté. Il est poussé par le " qu'en dira-t-on ". Mais aussi depuis sa maladie auto-immune, il  est dopé à la cortisone. La cortisone à haute dose puis à dose moindre lui donnait un tonus extraordinaire. Durant les voyages, quand il entreprenait des travaux, il retrouvait quelque chose de son exubérance d'autrefois. Elle semblait jaillir de lui comme une source de vie et d'énergie. Dana n'arrivait plus à suivre. Il n'arrête pas au point d'en être fatiguant. Tandis que comme sa mère elle sentait rapidement le sommeil l'envelopper. A une certaine époque, ils avaient été pour la famille le roc sur lequel ils avaient pu se reposer. Maintenant les fondations même de leur existence vacillaient.

Les photos de famille ne faisaient que jalonner le temps qui passe. On voyait l'évolution de la famille pas seulement par l'âge mais aussi à travers les modes ! Les trois enfants dès 15 ans l'avaient dépassée en taille... Il lui fallait désormais s'étirer et se mettre sur la pointe des pieds pour embrasser les plus grands parmi ses petits. Quand elle regardait son visage dans une glace, elle réalisait combien l'âge commençait à faire son œuvre.  Des poches légères apparaissaient sous les yeux, la peau de son visage se relâchait. Sur ses mains, son corps, il y avait des taches. la peau était aussi fine que du papier à cigarettes. Et pourtant elle avait de la chance, elle ne faisait pas vraiment son âge. Son corps était encore présentable.
Et, de plus en plus, quand je suis reçue chez des gens à peine connus de moi, je ne souhaite que rester dans mon coin. Depuis que mes parents étaient morts elle se rapprochait d'eux de leur souvenir et il lui arrivait même de leur parler.

Un monde nouveau se dessine autour d'elle, celui des portables, des jeunes hommes avec un anneau à l'oreille. Alors, pour mieux s'intégrer, elle s'était informée sur l'utilisation des ordinateurs. Elle passait beaucoup de temps sur la toile et pas pour communiquer avec des inconnus mais pour chercher, pour écrire, pour résumer sa vie. Elle tapait ses mémoires.  Les lettres se faisaient rares et elle ne le regrettait pas vraiment. Les e-mails étaient plus pratiques et les coups de fil plus rapides. mais désormais, la poste n'apportait presque que des prospectus, des catalogues, des factures...

Elle réalisait qu'ils avaient totalement perdu le fil qui leur permettait de comprendre leurs enfants.  C'est alors qu'elle avait compris que ses parents l'aimaient sans doute à leur façon et elle regrettait parfois son attitude passée. Elle  avait toujours pensé que ses parents ne l'aimaient pas très bien. Était-ce vrai ? L'avaient-ils aimée à leur façon ? Leurs reproches laissaient-ils entendre qu'ils n'avaient eu un enfant que pour s'occuper d'eux au cours de leur vieillesse. Et à son tour, elle redoutait  de n'avoir pas été capable d'aimer assez ses propres enfants, ses petits enfants. Et pourtant elle les aimait... Les mentalités évoluaient. Tout changeait. maintenant on accrochait dedans comme dehors, à la mode américaine, les décorations de Noël, Elles étaient de plus en plus voyantes, de plus en plus clinquantes. on fêtait Halloween. Les conjoints avaient transformés leurs jeunes, la vie avait orienté leurs pensées vers d'autres horizons que les leurs. C'était normal mais leur propos contenaient du mépris, des leçons...Les uns s'inscrivaient dans des AMAP et recevaient des paniers de légumes mais n'avaient pas le choix des repas. Comme autrefois, il n'y avait que des produits de saison.  Les choses auraient-elles pu être différentes? . En même temps elle ignorait totalement comment elle aurait dû s'y prendre. Elle les aimait mais elle avait été bousculée par la vie, par la personnalité de son mari, par l'ignorance peut-être du futur... Elle n'avait pas pu être la mère dont ils rêvaient sans doute. Tous deux d'ailleurs étaient d'une nature pudique et les mots d'amour n'étaient pas leur fort. Elle ne pouvait être que la mère  que la vie de l'époque, le passé lui avaient appris à être. Elle les aimait à sa manière. Pourtant, il arrivait qu'avec un sourire elle reconnaisse un peu de leur éducation première, un tout petit peu même vis à vis des petits.
Parfois ils avaient du mal à réaliser que ces  quadragénaires, déjà un peu souffrants avec quelques filets de cheveux blancs étaient le petit garçon, les petites filles qui  avaient gambadé chez eux, avaient voyagé avec eux  et s'étaient parfois révoltés contre eux...
Face à ses enfants même révoltés, Dana sentait la fragilité surtout chez son fils qui ne le montrerait jamais.  Ils aspiraient au bonheur tout simplement comme tout le monde. Comment Dana pourrait-elle sans les vexer apporter une aide que son fils d'ailleurs refusera. Toutes ses interventions même discrètes font emprunter aux relations mère enfant et surtout mère fils de dangeureux chemins.

Chaque été et pour les grandes fêtes, nous nous retrouvons tous ou presque dans la grande maison de notre enfance. Nous aimerions nous retrouver ainsi plus souvent. Mais le temps manque à chacun et les années passent. Les toutes petites mains neuves de leurs enfants n'étaient pas comme les siennes : tordues comme celles de sa mère au même âge. Elle avait même du mal à plier ses doigts..

Assise devant le feu qu'elle tisonnait, elle avait de plus en plus de mal à comprendre cette nouvelle société.  Celle où des jeunes s'attaquaient entre eux dans des trains pour racketter celui qui avait un peu de monnaie pour rentrer chez lui. Et où les contrôleurs sans distinction entre les bons et les mauvais mettaient tout le monde dehors, dans la nuit, et abandonnaient sans argent un jeune loin de sa famille, loin de son appartement ! Le tour de France devenait le tour des drogués et était un show truqué.  Les déchets laissés, les mégots sur le sol qui laissaient une trace noire trahissaient-ils une petite vengeance contre certaines humiliations de la vie ? Les chaussures des petits s'allumaient. Des petites lumières apparaissaient dans la semelle de caoutchouc transparent. Il sombrait dans le ridicule car les coureurs grimpaient les cols aussi vite qu'avec des mobylettes. Qu'avaient-ils inventé cette année ? Après les hormones, les corticoïdes, l'insuline... il leur fallait un petit moteur caché dans le cadre ! Même les paysages changeaient. Lorsque les foins étaient coupés d'énormes boules de foin remplaçaient les gerbes et les javelles et donnaient ce nouvel aspect digne d'un tableau moderne ! Et la politique, n'en parlons pas ! Le clan du président précédent s'était retrouvé dans le New  Hampshire au milieu des gens très chics et essayaient d'imiter John et Jackie Kennedy à leur tour ! Les autoroutes semblaient s'améliorer mais les petites routes  n'étaient que rafistolées et les secousses faisaient mal à Robin après son opération d'une hernie discale. Décadence de la société ? Ou bien son temps à elle était-il révolu ?

Les saisons mêmes n'étaient plus les mêmes. Où étaient passées les neiges d'antan ? Les saisons aujourd'hui donnaient parfois l'impression que le temps s' était arrêté. Les trains devenaient rares. La gare demeura le plus souvent vide...
Cette société où des jeunes allumaient des cigarettes dans les trains pour attirer les remontrances et attaquer les simples voyageurs en les accusant de racisme ! Ce monde où des terroristes agissaient.
Elle enleva le chouchou qu'elle gardait autour du poignet et noua ses cheveux châtains en une sorte de chignon.  Il fallait qu'elle songe à couper ses cheveux et à les garder naturellement blancs et gris comme ses cousines. Finalement il ne faut pas trop penser mais vivre l'instant présent. Qu'y a-t-il à regretter ? Ce qui est fait est fait. Nous faisons tous nos choix. Mais certains lient, d'autres non. Cela faisait longtemps maintenant  qu'elle vivait dans ce village, on s'y était habitué aux personnes venant d'ailleurs et elle se sentait moins jugée. Elle ne cherchait plus à s'instruire mais à trouver du plaisir. Elle ne regardait pas à la télé les mêmes foutaises que sa mère !!! mais d'autres plus tournées vers l'angoisse, l'aventure, la psychologie.
Désormais, elle regardait autour d'elle. La maison était claire et agréable mais elle avait besoin d'une aide-ménagère. Les murs de la maison étaient couverts soit de tableaux, soit de photos. Le désordre de ces souvenirs de voyages n'était qu'apparent. Sur les murs on pouvait voir en plus des tableaux venus du monde entier, des photos de famille, des photos d'enfants et petits enfants. Le jardin est le plus souvent désormais envahi par les mauvaises herbes. Que sont devenus tous les êtres vivants qui y grouillaient. Les sauterelles n'avaient pas supporté la pollution environnante, les coquelicots non plus. Des générations d'oiseaux avaient perdu l'habitude de recevoir des graines et seules les roses trémières près de la piscine captaient encore la douce lumière et fleurissaient avec plus de grâce que lorsqu'ils avaient ramené les graines de Grèce. Elle gardait l'image d'un corbeau qu'elle avait sauvé et aimé. Elle le revoyait perché sur le bord de la fenêtre quémandant son repas et se laisser caresser. Ses yeux bleus devenaient sombres mais bienveillants, il se couvrait d'un plumage bleuté avec parfois des reflets roux. Quelqu'un l'avait tué.

Les oiseaux perchés dans les arbres piaillaient à l'envi. Elle entendit sonner l'horloge du clocher du village. Une tondeuse pétaradait au loin. Un tracteur passait bruyamment. Une belle journée de printemps. Une de plus dans une assez longue vie. Ce n'est déjà pas si mal.

Ils avaient eu pas mal de chiens.
Le petit chien Capi était un coquin, une foutue boule de poils, couleur de soleil. Les enfants étaient heureux, un petit de 3 mois. Il aimait jouer avec les chaussures
.

La vieille Roxy s'était mise à courir beaucoup moins. Elle n'était plus toute jeune et avait sans doute de l'arthrose. Et bien vite, elle avait vécu ses derniers moments, après un brutal cancer des os.
- Ne peux-t-on pas la sauver encore ?
- Elle était très vieille. C'est déjà beau qu'elle ait vécu aussi longtemps. Plus de 16 ans comme sa mère. Elle ne fait plus beaucoup de bruit. Elle n'entend pas et son regard nous suit pour essayer de comprendre nos gestes. On perçoit parfois le cliquetis de ses longues griffes vieillies sur le sol.
Comme pour Fly sa mère qui a vécu aussi longtemps, il va bientôt falloir creuser un trou pour y mettre son petit corps qui fut pourtant si plein de vie, si dynamique.

C'est un peu le drame pour Dana. Robin lui, entrevoit la galère de devoir dresser un nouveau chien : l'urine dans ses chaussures, les " assis, non, au pied, va chercher... " . Puis il pense au soulagement de ne plus avoir de chien : les vacances en toute tranquillité, plus de poils sur le canapé, sur le sol, dans l'air même, plus de promenades forcées, plus de conversations avec les amis des animaux sur le parcourt qui s'extasient sur la beauté de la bête... Et Maya arrive, et Maya est adorable, et Maya se révêle aveugle. Et il s'attache à Maya.

Elle ne tricotait pratiquement plus. Pourquoi faire ? Elle avait aimé le cliquetis des aiguilles, l'occupation donnée à ses doigts... mais plus personne ne portait les vêtements faits main. C'était la mode des marques.
Elle secoua la tête avec regrets. Je suis devenue de plus en plus paresseuse et je me rends compte  que les jeunes n'ont plus besoin de moi... Quoique ?
A quoi ça sert d'être mariés si on ne fait rien ensemble. Pourtant à de rares moments, elle avait eu l'impression d'avoir influé sur son mari, sur ses façons de penser.  Autrefois, elle le suspectait à ses réactions qu'une femme ayant subi une agressions sexuelle, par exemple, l'avait bien cherché en s'habillant comme elle le faisait. C'était à la limite comme si elle l'avait bien cherché !
Je lis encore, mais pour passer un bon moment... Je reste un peu une solitaire...
Je sens de plus en plus les piques des autres et j'ai toujours du mal à y répondre dans l'immédiat. Désormais, alors que ma mère m'avait élevée dans la croyance, je me sens mal à l'aise dans une église. Cela m'importune. J'ai l'impression d'être une voleuse parce que j'y rentre sans foi. Ma mère n'a jamais compris mon détachement, mais j'ai fait des études...

La vieillesse, elle n'y songeait pas souvent. Les années avaient passé sur elle sans trop la marquer, malgré son travail, ses enfants, ses maladies car, comme son mari, elle avait eu deux cancers. Pourtant, une sensation de dénuement l'étreint parfois. Le froid du carrelage semble remonter le long des jambes pour l'envelopper... Elle grimace de douleur lorsque des mains trop vigoureuses la serrent comme un étau pour dire " bonjour ". L'arthrose sans doute. Elle continuait à mettre sa crème de nuit.
Elle baissa ses yeux sur ses mains ridées et gercées, avec des taches de vieillesse, les mains d'une femme âgée, les mêmes mains que sa propre mère, il n'y a pas si longtemps.... C'était sa génération maintenant qui faisait partie des vieux. Ses bras maigres n'avaient plus de muscles. Sa peau devenait molle sous son menton, en bas des joues. Ses cheveux étaient presque entièrement gris maintenant et ceux de son mari encore plus. Pendant de nombreuses années, elle les avait teints en châtain clair avec une légère nuance de reflets roux presque comme sa véritable couleur
dans sa jeunesse. Elle avait récemment cessé de le faire et c'était aussi bien.
Mes cheveux sont gris et même blancs.

- Les cheveux courts vous vont à merveille
- Merci.
Ses cheveux blancs s'accordaient en effet avec son teint un peu mat et ses taches.
Elle ne portait plus de lentilles mais des verres de lunettes qui s'assombrissaient à la lumière.S'il fallait écouter les médecins, elle boirait sans arrêt ! Mais ils ne savent pas, eux que comme sa mère, elle a une petite vessie, elle est limitée par ce fait. Ils verront quand ils auront son âge et ils riront moins. Combien de temps faudrait-il pour que les nôtres nous oublient même dans leur cœur ? C'est cette sensation qui m'a poussée à avoir une petite chienne Maya. Maya était bébé, elle serait portée dans les bras, un certain temps, comme l'avaient été Capi et Roxy. Elle serait promenée, bien nourrie, caressée. Elle les accompagnerait partout comme une peluche vivante.
Elle retrouvait parfois des dessins faits par les enfants, des petits objets qu'ils avaient fabriqués en travaux pratiques à l'école qui avaient été gardés.
Robin, lui, aimait le passé. Mais lire sur l'histoire ne nous montrait qu'une chose, que les hommes n'ont pas beaucoup changé au cours des siècles. Cela m'ennuie l'histoire ou plutôt je ne suis pas passionnée, l'histoire a été écrite par des hommes qui ont souvent menti ou arrangé les événements, et lui adore. Incompréhension entre passions différentes. 
Il avait une grande partie de sa retraite été correspondant de presse pour le quotidien local de Midi-Pyrénées et il faisait des permanences à la bibliothèque.
Elle, son violon d'Ingres, comme son métier autrefois, c'était l'écriture. Elle n'était pas du tout reconnue et elle ne faisait rien pour l'être. Ecrire, c'est un nettoyage de l'esprit, une tentative de réconciliation avec l'univers.
Au cours des voyages il savait toujours se débrouiller, quelle rampe d'aéroport emprunter... Mais avec l'âge, en classe économique, les espaces dans les avions semblaient se réduire et les sièges étaient trop étroits. On ne peut pas étendre les jambes. L'hotesse nous verse à boire avec un certain charme tendant gracieusement ses verres pleins. Ils se disent que si ce jour-là un pirate faisait exploser leur avion, ils plongeraient tous dans le blanc farineux des nuages, dans le froid de l'altitude. Elle, elle n'avait pas particulièrement peur. Elle y pensait rarement, juste une simple idée qui lui traversait l'esprit.
Elle, elle adorait lire des romans. Elle lisait toujours dans son lit avant d'éteindre la lumière. Cela l'empêchait de penser à d'autres choses.  Pour d'autres c'était un gaspillage de temps. Elle se souvenait de son père qui disait que ses études c'était " du vent ".  Il vaut mieux vivre les choses soi-même que lire ce que les autres ont vécu. Mais elle avait vécu aussi et beaucoup voyagé...

Quand on on n'est pas passionné, on n'est pas intéressé.  Son insouciance et sa faculté de vivre dans le présent finalement la rendaient moins angoissée, plus détendue. Son mari prenait 20 ans à chacun de ses gigantesques projets de restauration du patrimoine.
Les rayons de soleil effleuraient la plante de ses pieds, elle les étendit. Elle aimait cette sensation de chaleur. Cela faisait un bien physique et moral. la chaise dormait près d'elle, dans la chaleur de l'abri de piscine tandis que la machine à café électrique  préparait le breuvage qui la sortirait de sa somnolence. Elle irait faire un tour avec Maya..
Dans le jardin, le vieux cèdre de l'Atlas, fidèle au poste, déployait son impressionnante ramure. Entre temps, le crépuscule était tombé; cette obscurité soudaine du début de l'hiver venait s'ajouter à la chape morose de la vie. Combien y aurait-il encore de printemps pour l'en libérer ?

Ils avaient une nouvelle petite chienne : une bonne raison  pour sortir marcher. Dana et son mari faisaient régulièrement leur promenade accompagnés de Maya, un chien noir avec des taches blanches sur le ventre, le museau et au bout des pattes. Elle prenait la laisse et l'attachait au collier de la chienne. Celle-ci se mettait à sauter de joie, ses oreilles se dressaient un peu et chaque muscle de son corps se tendait. Pourtant la chienne était souvent libre sauf sur les routes. Ils faisaient toujours à peu près le même trajet et une fois par semaine ils marchaient avec leurs amis lorsqu'il faisait à peu près beau même si la pluie rendait les chemins boueux et bien qu'il faille assez souvent traverser des petites mares d'eau. Le chien découvrait avec eux une joie gourmande les plus grandes  et magnifiques haies de mûres sauvages de la région. Parfois même Robin se mettait aux infusions car il dormait mal. C'était soit une poignée de feuilles de tilleul ( venues de leur arbre sur la pelouse ) soit un sachet de verveine qu'il jetait dans l'eau brûlante. Il se versait le tout sur un peu de miel et faisait tourner sa cuillère. Cette chienne était presque sage désormais. mais elle avait été un bébé agité. Elle grignotait les chaussures. Quand le chien s'en prend aux pantoufles c'est que son maître lui manque sans doute. Il aime son maître, mais il ne sait pas aimer sagement. Et s'il s'ennuie, il se sent abandonné.
Robin avait eu une grande émotion : la vision de son petit fils  avec son manteau et son cartable lui avait tellement rappelé sa propre silhouette lorsqu'il partait pour l'école. Il a eu plusieurs maladies qui au lieu de le calmer l'ont complètement déboussolé à mon avis. Il se jette dans des occupations monstrueuses pour lui : la pierre des trois évêques, le moulin à rénover, la cuiellette des champignons dans ces bois où soi-disant il n'y avait pas de serpents. c'était sans doute vrai autrefois. mais plus de nos jours : des chiens avaient eu des morsures de vipères...
A la maison il avait fallu rationner surtout le sel mais aussi graisse et sucreries. Il gardait la soupe à tous les repas, de plus en plus..

Dans les maisons les objets s'amoncellent et ne servent plus à rien. Et nous ? .
- Cela ne me gênerait pas d'être incinérée.

- Sûrement pas... Robin refuse. Il est parfois curieux : un faux matérialiste. Il y a de plus en plus de personnes qui se font incinérer. Mais pour les incinérés il ne reste même pas d'os tout part dans l'eau la terre ou le vent.
Elle se dit qu'en fait, c'était sans importance. Les morts, une fois morts, se moquent bien de ce genre de détail. Comme de la manière  dont ils sont traités par les vivants ou ce que ceux-ci pensent d'eux.

Au moment de la retraite son mari a été encore plus occupé, encore plus absent. Il était tout le temps à droite et à gauche. C'était lassant pour elle de se retrouver seule à la maison et en plus dans une région qui n'était pas la sienne. Elle aurait pu participer à la vie du village, s'intégrer; non merci pour se retrouver sous ses ordres ?
Toute ta vie tu te bats pour être regardé, admiré et tu finis dans une plus ou moins grande boîte ! Que de fois, sans rien dire, j'ai trouvé enfin le moment de respirer dans un lieu agréable. Que le paysage aurait été beau ! Et tu n'étais pas là. Toujours dans tes projets... Quand je pense à ton attitude, je sais que tu fais au mieux selon ton tempérament, mais je pense au  " Petit Prince de St Exupéry et à vol de nuit ". A ces phrases qui ont hanté ma vie par leur profondeur : " Nous agissons toujours comme si quelque chose dépassait en valeur, la vie humaine... L'essentiel est invisible pour les yeux... On n'est jamais content là où l'on est. " ou à ces rois rencontrés par le petit prince qui pensent: " Je m'occupe, moi, de choses sérieuses ! "  C'était un trait de sa personnalité ctte extraordinaire capacité à s'absorber dans le sujet qui le passionnait.
Pour beaucoup, elle n'était que la femme de... Quand on n'ignorait pas jusqu'à son existence ! L'ultime humiliation ? Peut-être pas. Mais tout de même...Elle ne souhaitait pas le voir échouer, mais elle aurait voulu plus de compréhension à son égard, sur son choix de vie. Mais tous admiraient ce mari parce qu'il s'investissait alors que peut-être c'était plus fort que lui, ce besoin de se mettre volontairement en avant. Disons que ce besoin était accompagné de son amour pour l'histoire et surtout pour l'histoire locale. Pourtant désormais, elle ne s'inquiétait plus de ce qu'on penserait d'elle. Elle se contentait de mener le plus possible la vie qui lui convenait

Je m'occupe aussi de choses sérieuses !!! Mais je n'ai pas que le boulot dans ma vie. Elle, elle était capable de s'asseoir toute seule et de ne pas s'ennuyer en sa propre compagnie. Pour cela il faut se trouver soi-même, ne pas se perdre, s'approcher le plus possible de ce que nous sommes vraiment. Nous sommes ce que nous sommes. Quand ils allaient à Marseille, elle appréciait le nouveau salon fait à l'emplacement du garage. les baies vitrées inondées de lumière suffisaient à son enchantement.
Son mari était toujours content de recevoir une visite, toujours prêt à  agir pour son village, pour quelqu'un, à en perdre son énergie... Au début, cette attitude la déconcertait. Elle n'avait pas grandi au milieu des mêmes principes, ni avec l'idée qu'il fallait qu'elle se mette en avant. Elle avait au contraire grandi dans un foyer fermé, silencieux sur ses problèmes, malgré les disputes, un foyer plutôt hostile dont le père n'aimait guère les visiteurs, les quémandeurs, la famille même. Son caractère, ses réactions étaient formées à vie. Même un mort n'est jamais réellement dans sa tombe, il est en nous.
Pourtant, elle essayait de sauver des animaux en détresse, des lapins qui avaient perdu leur mère, des oiseaux tombés du nid... Elle nourrissait les oiseaux  sur sa fenêtre, sur son balcon, dans les arbres. Elle protégeait et élevait les bébés perdus.

Un jour Maya avait trouvé un bébé corneille. Elle avait aboyé, elle ne l'avait pas tué. Impossible de trouver le nid. Ce bébé était à la merci des chiens et des renards. Dana l'avait nourri et cinq jours avant un voyage, elle l'avait posé sur un chêne, dans le bois en espérant le surveiller pendant ces cinq jours tout en l'observant pour voir s'il allait se débrouiller. Mais il ne savait ni voler, ni manger seul après presque deux mois de soins. Ce jour-là, il avait sauté de branche en branche dans l'arbre sur lequel Dana l'avait posé. Il s'était mis à picorer la mousse sur le tronc. Elle l'avait abandonné pendant plusieurs heures. Quand elle était revenue Dana ne l'avait plus vu. Il n'était plus dans l'arbre et selon la chienne Maya, pas au sol non plus ! Dana était revenue régulièrement le chercher dans le bois et elle l'avait enfin revu. Il sautait maintenant d'arbre en arbre et lui parlait. Le sauvetage était en partie réussi. Comment allait-il trouver seul sa nourriture ? Le lendemain, il la suppliait, il avait faim. Il avait fini par comprendre qu'il devait descendre à la portée de Dana pour avoir sa ration. Pendant deux jours encore, elle l'avait ainsi nourri, mais une seule fois par jour. Et elle le remettait très haut pour qu'il apprenne à voler. Il avait cependant un air désespéré, il la suivait du bois à la maison comme pour être certain de la retrouver. Pour le vol, maladroit encore, pas de problème, il allait s'en sortir. Dana avait donc cédé, devant son air malheureux et elle lui avait installé, sur le grill en pierre du barbecue, des gamelles attachées, remplies de divers ingrédients : de l'eau, des graines, des croquettes pour chat, des boules avec graisse. Sa fille et des amies devaient venir vérifier, de temps en temps, qu'il ne manquait de rien. Cependant les chats abandonnés auraient pu se servir avant lui. Il avait fallu que Dana lui apprenne, au moyen d'une grosse souche posée au sol, à monter sur le grill. Après répétitions, il avait bien compris. Il se baignait dans la gamelle d'eau. Grâce aux personnes impliquées, Dana avait eu des nouvelles jusqu'au Canada. Puis un jour, elle avait appris qu'il avait disparu. En réalité, il s'ennuyait et avait été trouver les voisins du quartier. Dana s'était sentie un peu inquiète, mais fière et satisfaite. Elle pensait avoir réussi son sauvetage.
Au retour de son voyage avec Robin, l'oiseau les avait reconnus. Mais les voisins qui s'étaient bien amusés à ses dépends commençaient à s'en plaindre. L'oiseau devenait adulte et jalousait enfants et chiens. Et sans en parler à Dana quelqu'un avait agi. En tout cas l'oiseau, disparut brusquement deux mois après, en plein jour. Quelqu'un parla de mesure d'éloignement... Dana furieuse ne comprit jamais qu'on ait agi ainsi sans son avis.

La vie passait et les anciens avec... Ils n'étaient pas vieux, ils étaient comme on disait du 3 e âge ! Ce serait plutôt une phrase de son mari !  Mais il fallait reconnaître qu'ils ne voyaient plus grand monde. La vieillesse c'est quoi exactement en dehors du corps qui s'affaisse ? Tout simplement elle était lasse, n'avait envie de rien, de presque rien, d'être tranquille ! Ils s'adaptaient mal à une époque où régnait l'égoïsme. Autrefois être médecin était une vocation. les gens sont devenus plus cyniques maintenant. Beaucoup de médecins font ce métier pour l'argent gagné. Chez Dana et Robin, on prononçait peu  de paroles, chacun restait pétrifié dans ? Dans quoi ? Dans son orgueil ?  Le père surtout ne voulait pas que quelqu'un soit mieux que lui, c'était inconscient mais bien ancré en lui !!! Ancré dans son patrimoine génétique mais cela le rendait travailleur et acharné.
Dana, elle au contraire, était d'un naturel assez paresseux, peu confiant en elle-même. Elle ne voulait pas passer son temps au ménage. Elle écrivait pour son site, lisait, se promenait avec la chienne.

Elle réalisait aussi que nous ne nous rendons pas compte de ce que nous possédons et nous manquons de reconnaissance à l'égard de la vie. L'image d'elle qu'elle observait dans la glace la stupéfiait. C'en était fini de la jeunesse. Ses yeux s'étaient rétrécis, sa peau tombait et les rides aux commissures de ses lèvres conféraient de la dureté à sa bouche, comme si elle était sculptée dans le bois. Elle avait bien pris 3 ou 4 kilos par rapport à sa jeunesse et deux semaines après son shampooing colorant, le blanc réapparaissait à la racine. Elle avait fini par renoncer à cette coloration. Elle qui n'avait jamais beaucoup aimé son image regrettait la tout de même charmante figure qu'elle avait autrefois. Etre jeune c'est être beau et on ne le réalise pas assez. L'existance lui avait tout de même offert un homme qui au milieu de ses défauts, que nous avons tous, était foncièrement bon. Ses enfants, surtout son fils avaient donné l'impression d'avoir abandonné provisoirement  les valeurs que les parents avaient essayé de leur inculquer. Mais on les retrouvait dans l'éducation qu'il transmettaient à leurs propres enfants. Ses souvenirs étaient riches et colorés de ruelles de souks et de masques africains.
Pour le moment, elle réinvente son avenir chaque jour. L'important est de ne pas se laisser aller. Elle a découvert internet. Elle y passe parfois beaucoup de temps.
Le moindre renseignement ? Elle y trouve une réponse.
Mais après ? Et si elle se retrouvait seule ? On ne veut plus rien savoir de la mort aujourd'hui. On cherche à gommer le temps qui la précède. On voudrait pour cela soustraire les vieux vivants, dans des maisons de retraite, de peur qu'ils n'encombrent le regard de ceux qui veulent oublier que toute destinée a une fin. Elle-même ne gommait-elle pas les pensées de la mort à tout moment ? Elle n'avait pas peur de mourir, elle avait peur de souffrir ou de se retrouver seule et abandonnée.

Marseille, qu'elle revoyait encore assez régulièrement avait toujours sa lumière, ses paysages éclaircis par le mistral et son agréable animation cosmopolite s'était amplifiée. On pouvait même y voir des djellabas, des voiles, des tchadors, des boubous, des saris, des kippas côtoyant des cravates, des casquettes, des poussettes, des minishorts .... A un moment donné, ils y allaient par le train. Mais les correspondances se faisaient de plus en plus attendre. Elle se souvenait des voyages d'autrefois sur les routes nationales. Son père conduisait. Ils traversaient des bourgs, des vilalages... Aujourd'hui seuls les panneaux remplaçaient le paysage et indiquaient où on se trouvait. Ils avalaient des kilomètres et des kilomètres sur une autoroute morne ou encombrée de camions plluants et les seuls relais étaient les cases des péages, les arrêts techniques ou le pique-nique.
Le soleil rougeoyait derrière le clocher de l'église et à sa droite en ragardant depuis la maison. Elle s'attarda et regarda longuement le paysage. L'un d'eux allait mourir le premier. L'autre serait-il capable  d'aborder la vie avec le même détachement qu'avant ? Il s'angoisserait plus facilement, à propos de choses auxquelles il n'aurait même pas prêté attention autrefois. Dans le passé Robin s'était toujours chargé de s'inquiéter à sa place, et elle surtout, serait alors seule face à la réalité.


Date de création : 14/03/2014 . 20:34
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